Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/741

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de plus près, cette ressemblance disparaît. Une idée philosophique règne dans son premier écrit, et l’anime tout entier à ce point que, si l’auteur l’écartait, on ne voit pas ce qui resterait de son œuvre. Les personnages sont tellement pénétrés de cette idée que, si on la supprime, ils n’ont plus rien à dire. Il n’en est pas ainsi du poème qui nous a fourni l’occasion de la présente étude. La thèse qu’il a plu à M. Browning d’y ajouter est indépendante des acteurs entre lesquels les rôles sont partagés. Otez cette idée générale que la poésie peut parvenir à la vérité historique mieux que les témoins, les avocats, les juges, et que l’histoire elle-même, le drame reste ce qu’il était; ni les passions, ni les sentimens, ni les rôles ne sont changés. L’œuvre n’a rien perdu; nous venons même de voir qu’elle y gagnerait plus de rapidité. Cette idée n’est pas l’âme du livre; elle se réduit à une théorie faite pour la préface, théorie très contestable, et que pour le succès de l’auteur il vaudrait mieux, comme tant d’autres préfaces, laisser de côté. Au lieu de ramener le poète au point où il a commencé, l’Anneau et le Livre permet donc de mesurer le chemin qu’il a fait. La pensée philosophique n’était pas son véritable domaine, non plus que le théâtre où il a multiplié ses essais infructueux, où il apportait trop de psychologie individuelle et trop d’analyses morales. Il était appelé à faire revivre les hommes du passé, non pour les mettre en mouvement, non pour les précipiter dans l’action, mais uniquement pour le plaisir de les voir respirer, reprendre la vie, le sentiment et la parole. La théorie que nous venons de combattre n’est pas inventée après coup : M. Browning devait croire que le poète évoque les morts du tombeau comme la sibylle d’Endor; il devait arriver à se persuader que la poésie est l’école de l’histoire et de la critique. C’est l’idée extrême du genre qu’il a embrassé, et dont il n’est pas nécessaire de montrer l’exagération. Il est si difficile de sonder la pensée de ceux qui sont autour de nous, que nous voyons chaque jour!

Tous les cœurs sont cachés, tout homme est un abîme.

Comment pourrions-nous lire avec certitude dans la conscience d’hommes qui sont morts depuis des siècles? L’instrument de précision fait pour dévoiler ces mystères, ce n’est pas la poésie qui nous le donnera : elle fait mieux, elle crée des hommes et des caractères. M. Browning a créé Saül, Pompilia, une foule d’autres personnages vrais et vivans; que faut-il davantage à son ambition?


LOUIS ETIENNE.