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mouvement de Pompilia tirant l’épée de son mari pour défendre son sauveur ne pouvait être supprimé. Sans doute Caponsacchi est pour M. Browning un homme comme un autre; mais la jeune femme devait croire à l’invulnérable fermeté de l’âme d’un prêtre. Le danger était de nous gâter cette Pompilia douce et pure, en lui donnant une passion qui dénaturât sen caractère, ou une manière de voir qui en fît une protestante égarée dans l’Italie du XVIIe siècle. Nous pensons que M. Browning a sagement évité ce double écueil. Pompilia, plus surprise qu’indignée de l’accusation portée contre Caponsacchi, défend l’homme à qui elle doit son salut et celui de son enfant comme un être d’une nature supérieure, comme un représentant de la milice divine. Transfigurée par sa fin prochaine, elle n’a plus dans sa personne rien qui tienne à la terre; cet amour qu’elle avoue hardiment prend sur ses lèvres mourantes un caractère angélique.

Par cette esquisse du rôle de Pompilia, il est aisé de se faire une idée des autres personnages. Dans l’ordre de l’intérêt dramatique, ils se succéderaient ainsi : Franceschini, l’assassin, qui d’abord emploie toutes les ruses du mensonge et de la bassesse pour fléchir ses juges, et après l’arrêt donne carrière à sa nature audacieuse et cynique; Caponsacchi, âme généreuse, exaltée, qui se dégage des frivolités de la vie italienne d’il y a deux cents ans, et qu’une noble entreprise élève jusqu’à l’héroïsme; le souverain pontife, vieillard, de quatre-vingt-six ans qui, avant de signer l’arrêt de mort, pèse dans sa conscience la vie entière de cet homme qu’il va bientôt lui-même rejoindre devant le tribunal de Dieu; Archangeli, l’avocat du meurtrier, et le docteur en droit Bottini, ministère public, avocat du fisc et de la chambre apostolique, ainsi qu’il était désigné dans la procédure romaine : ces deux derniers sont destinés à égayer le triste drame. Le premier d’entre eux est représenté composant son plaidoyer, élucubration macaronique, bourrée de phrases latines et de lopins d’érudition; le second relit dans le silence du cabinet le discours non moins pédantesque dont l’effet certain doit être de ravir l’admiration des juges aussi bien que de confondre le coupable. Nous retrouvons ici le contraste du sérieux et du grotesque où se plaît le talent de M. Browning.

Et maintenant que nous sommes parvenu au bout de cette longue composition, l’auteur a-t-il fait tout ce qu’il voulait? Car le jugement définitif sur une œuvre littéraire est toujours contenu dans la solution de ce problème. Un poète a-t-il réalisé sa promesse, a-t-il conduit ses lecteurs au but indiqué par lui, l’œuvre est bonne; elle mérite d’être admirée, quand même le détail laisserait quelque chose à désirer; la carrière est parcourue malgré les faux pas qu’il a pu