Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/734

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’événement, dans les salons, au tribunal, dans la chambre solitaire du souverain pontife. L’unité du drame n’est garantie que par le fait du crime et du jugement; l’intérêt se réduit à l’étude des pensées de tous ceux qui y sont mêlés. Imaginez une tragédie dont les acteurs, tour à tour appelés sur la scène, ne se rejoindraient jamais. Le poète a supposé, disons mieux, il s’est figuré qu’il était un juge d’instruction faisant parler tout le monde, même l’accusation et la défense, même le souverain, avec cette différence qu’il ne confronte jamais deux personnes ensemble. On devine les énormes proportions que cette poétique enquête a dû atteindre : nous avons les discours de la foule qui sont favorables à l’accusé et ceux qui lui sont contraires, sous les deux titres successifs de La moitié de Rome et de L’autre moitié ; une opinion moyenne représentée par un personnage lettré, une sorte de critique grand seigneur, donne lieu à un tiers parti, Tertium quid. Le comte Guido Franceschini et le prêtre Caponsacchi parlent ensuite devant le tribunal; après eux nous entendons Pompilia, étendue sur le lit où dans quelques heures elle va rendre le dernier soupir; puis c’est le tour du défenseur et de l’accusateur public. De là nous assistons aux délibérations silencieuses du saint-père et aux dernières paroles du condamné, visité dans sa prison par un cardinal. Que sera-ce donc, si l’on réfléchit que les mêmes faits sont racontés autant de fois qu’il y a de discours différens? Ajoutez une introduction et un épilogue où l’auteur parle pour son propre compte. L’ensemble de cette œuvre, moitié judiciaire, moitié philosophique, est une composition en quatre tomes qui compte près de vingt-cinq mille vers. C’est le poème le plus volumineux que la littérature de notre siècle ait conçu, et la conception la plus singulière que l’Angleterre démocratique, positive et toujours vaillante de notre temps, ait produite. Si M. Browning se compare à Tennyson, comme on le fait de toutes parts en ce moment, il peut répéter, après le célèbre rhéteur romain, « nous le cédons en délicatesse et en grâce, mais nous l’emportons par le poids et la solidité, pondere. » Le public ne se partage pas précisément entre eux. Bien qu’on se lasse peut-être de rappeler le nom de Tennyson comme celui d’Aristide, et qu’on se fatigue de l’entendre toujours appeler le juste, il ne serait pas encore exact de dire que M. Browning ait pour lui « la moitié de Rome. » A plus forte raison ne nous convient-il pas de décider entre les deux rivaux, ni de croire que nous soyons « le tiers parti » appelé à prononcer un arrêt définitif. Nous penchons d’ailleurs vers cette opinion que le poids, en matière de poésie, même sans épigramme, est un préjugé peu favorable, et qu’en toute œuvre d’art le dernier mot est souvent au plaisir, jamais à la fatigue. Prenant cette dernière pour nous et réser-