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quittée. Je ne puis oublier les belles choses dont ils jouissent et dont je suis privé, moi qui les ai entrevues. Il nous menait, disait-il, dans un joyeux pays tout près d’ici, où les eaux tombaient on cascades, où croissaient de beaux arbres à fruits, où les fleurs avaient de plus brillantes couleurs, où tout était nouveau, étrange. Le plumage des moineaux y surpassait celui de nos paons, les chiens y couraient plus vite que nos daims légers, les abeilles n’avaient pas d’aiguillons, les chevaux étaient ailés comme les aigles. Juste au moment où l’on m’assurait que mon pied boiteux serait guéri à la minute, la musique cessa, je m’arrêtai moi-même et me trouvai de ce côté de la montagne, seul, bien malgré moi, pour continuer à boiter comme auparavant, sans entendre plus parler de ce beau pays. »


Tout le monde a lu M. Mérimée; tout le monde sait donc que ce beau pays vers lequel émigra la colonie enfantine est la Transylvanie. De là vient que l’allemand est parlé dans cette contrée éloignée, autour de laquelle on n’entend « qu’un affreux baragouin. » M. Browning n’a inventé ni l’histoire ni les incidens, mais ce rat et cet enfant qui prennent la parole et mettent le drame à la place du récit, n’est-ce pas un changement ingénieux au cadre de la légende? Cette pièce, qui a pour titre le Flûteur bigarré de Hameln, the Pied Piper of Hamelin, est certainement la plus populaire de celles qui sont sorties de la plume du poète. Il a trouvé le moyen d’y mettre le cachet dramatique de son talent, et, parlant pour les enfans autant que pour le public, il s’est trouvé dans l’heureuse nécessité d’être clair.

Une autre comparaison ferait assez bien connaître le tour d’esprit de M. Browning. Schiller, dans ses poésies détachées, raconte l’anecdote bien connue de cette dame de la cour de François Ier qui jette son gant dans un enclos où est enfermé un grand lion d’Afrique. Elle défie un chevalier, son adorateur assidu, de lui rapporter ce gage de sa bravoure et de son dévoûment. Le noble gentilhomme s’élance, saisit le gant sous la griffe du lion et le jette au visage de la capricieuse et cruelle personne. Le poète anglais prend parti pour la dame, et nous pouvons ajouter, contre Schiller. Le récit est mis dans la bouche de Ronsard qui, au lieu de s’associer à l’indignation générale, rejoint la dame après l’affront qu’elle a reçu et lui demande l’explication de sa manière d’agir. « Je suis poète, dit-il, et il convient que je connaisse la nature humaine. » Celle-ci avait voulu soumettre à une épreuve les belles protestations de son chevalier : ainsi l’on met dans le creuset l’or dont on veut connaître la finesse. Que lui importait le gant jeté à son visage? Le chimiste reçoit au front la fumée du creuset ; mais il a éprouvé la pureté du