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l’ivresse de l’encens pénétrant. Surtout que cette tombe soit en vue de celle du rival; ce dernier en crèvera de dépit. Voilà bien des recommandations pour des héritiers pressés de jouir! autant d’hypothèques sur l’héritage! Que pensent-ils? que disent-ils? Ils chuchotent entre eux, tandis que le pauvre vieillard, peu confiant dans leurs intentions, mêle aux avis les prières et les menaces. Il marque d’avance le programme et les frais somptueux de son enterrement.

Voilà comment M. Browning aime à peindre les temps, les pays, les hommes; c’est l’évêque qui parle d’un bout à l’autre de la pièce, et cette peinture dramatique tire un air de vérité de plus de ce que la satire n’est pas trop protestante. Quand M. Browning s’en tient au cadre de la narration, il profite de toutes les occasions pour faire parler ses personnages. Ses récits tournent au drame. Quelques comparaisons auxquelles donnent lieu ses Dramatic lyrics feront bien comprendre ses procédés et sa manière. On connaît la légende allemande du charmeur de rats de la ville de Hameln dont M. Mérimée s’est servi dans le premier chapitre de sa Chronique sous Charles IX. La vieille cité était désolée par une multitude innombrable de ces rongeurs. Souricières, ratières, pièges, tout était inutile : les provisions de toute sorte étaient dévorées; les gens de Hameln paraissaient destinés à périr de cette nouvelle plaie d’Egypte. Un joueur de flûte que nul ne connaissait offrit de les délivrer pour la somme de 1,000 guilders. Trois sons étranges d’une flûte qu’il portait suspendue à son col mirent en branle tous ces hôtes incommodes. On entendit comme le frémissement d’une armée qui se mettrait à marmotter; en quelques minutes, le frémissement devint un murmure et le murmure un grand bruit sourd. On vit sortir des maisons les rats qui se précipitaient et se roulaient les uns sur les autres; rats grands et petits, gros et maigres, rats bruns, noirs, gris, basanés, vieux rats lourds et graves, jeunes rats sautillans, pères, mères, oncles, cousins, queues pétulantes, moustaches pointues, familles par dizaines et par douzaines, sœurs et frères, maris et femmes, suivaient le joueur de flûte, comme si c’était pour eux une question de vie ou de mort. Ils le suivirent tous, marchant, courant, dansant, jusqu’au Weser, où ils furent noyés. Jusque-là, M. Browning a joliment rimé la légende; mais voici qu’il s’en écarte en sauvant un citoyen de cette tribu, qui raconte le drame dont il a fait partie. Aussi ferme que Jules César, celui-ci traverse le fleuve à la nage, et survit pour porter au pays des rats ses commentaires, comme le grand dictateur l’avait fait en une occasion semblable. Un rat faire des commentaires! Et pourquoi pas? On admet bien qu’ils parlent dans les fables.