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pothèse du développement progressif de l’instinct par lequel il a été bâti. N’aurions-nous pas, par-delà l’époque jurassique, un immense passé près duquel l’âge actuel des dépôts d’OEningen et de Rodoboj est peut-être comme un jour ou comme une heure dans l’histoire de l’homme?

Le grand résultat qu’a eu l’introduction des idées de M. Darwin dans les sciences biologiques est, sans contredit, d’avoir transformé en une question de développement abordable à nos recherches un sujet qu’on avait tenu jusqu’alors pour inaccessible et insondable. L’instinct, comme les formes extérieures des animaux, avait toujours été directement rattaché à ces causes premières jusqu’à la hauteur desquelles l’homme ne saurait élever ses regards. Les observations du naturaliste anglais ont déplacé le problème; sa logique, sa science, ont forcé le monde d’accepter enfin les idées autrefois défendues par les adversaires de Cuvier, — par Lamarck et par Geoffroy Saint-Hilaire. La doctrine de l’immutabilité des formes animales a fait son temps, celle de l’invariabilité de l’instinct tombe en ruine. M. Darwin nous démontre en effet qu’il suffit d’admettre le principe d’intelligence, que personne ne conteste plus aux animaux, puis la double influence de l’habitude et de l’hérédité, et enfin cette loi d’absorption des races mal douées dans les mieux partagées, que lui-même formule pour arriver à ne voir dans l’instinct si perfectionné de l’abeille ou de la fourmi qu’un phénomène purement naturel, une conséquence fatale de la vie. L’instinct le plus compliqué n’est qu’une accumulation héréditaire d’habitudes très simples, dont la source première a toujours été dans l’intelligence spontanée de l’individu. L’instinct, y compris celui des animaux neutres, peut donc être défini : un ensemble d’habitudes acquises à la longue et fixées par l’hérédité. Dès lors il nous apparaît comme indépendant, dans une certaine mesure, des formes de l’animal; les variations qu’il offre se trouvent expliquées; il est contingent, il naît, il se modifie avec les circonstances aidées du temps, avec les siècles secondés par d’imperceptibles accidens. Lui-même à son tour amène insensiblement les organes à se perfectionner dans un sens conforme à l’usage qu’en fait l’animal. Envisagé de la sorte, rattaché en dernière analyse à d’autres propriétés premières dont il dérive, l’instinct, au lieu de se dérober, comme celles-ci, aux investigations de l’esprit humain, devient un objet légitime de recherches pour la science expérimentale. C’est un horizon de plus qui s’ouvre devant le physiologiste à la découverte des lois de la vie.


GEORGE POUCHET.