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sence de ces étrangères réagira presque nécessairement sur les fourmis ravisseuses. Leurs instincts et leurs organes tout à la fois se modifieront, toujours d’après le même principe, dans le sens le plus favorable au rôle spécial qu’elles gardent dans l’association. — De proche en proche, par une suite de modifications à peine sensibles s’ajoutant à travers les temps et les âges, nous arriverons à des races de légionnaires aussi dépendantes des travaux de leurs compagnes que les espèces étudiées par Pierre Huber.

Chaque instinct que nous observons se révèle à nous sous une forme en quelque sorte absolue, nous ne le voyons jamais changer; aussi l’a-t-on dit immuable : c’est le mirage commun à tous les phénomènes trop lents pour que la vie ou le souvenir des hommes en mesure le progrès. Cependant le castor d’Europe et le loriot nous donnent l’exemple d’instincts qui remontent à une date relativement fort peu ancienne. Nous savons aussi aujourd’hui que les nids des mêmes espèces d’oiseaux offrent parfois des variations assez notables d’un pays à l’autre. Que M. Darwin nous signale avec un grand soin ces instincts changeant avec les latitudes, cela est fort naturel; mais on devait moins s’attendre à trouver un fait analogue dans le livre d’un partisan de l’immutabilité des instincts. La coupeuse de feuilles, — encore un insecte hyménoptère, — dépose ses œufs dans autant de loges faites avec des morceaux de feuilles qu’elle a prestement coupés. Dans notre pays, c’est toujours une feuille de rosier qui lui sert, et jamais une autre. Pourtant « on nous assure, dit M. Blanchard, que notre coupeuse de feuilles de rosier, se trouvant en quelque endroit de la Russie où il n’existe pas de rosiers, fait son nid avec des feuilles de saule ou d’osier. » L’instinct varierait donc dans l’espace comme il a varié dans le temps! Il s’en faut de beaucoup que les mêmes légionnaires soient partout aussi dépendantes de leurs compagnes que celles qu’a vues Pierre Huber aux environs de Genève. En Angleterre comme en Suisse, les auxiliaires enlevées par les sanguines prennent seules soin dis larves, tandis que ces légionnaires vont seules en expédition; mais en Suisse les deux castes s’occupent ensemble à tous les travaux de construction et d’approvisionnement, tandis qu’en Angleterre les légionnaires seules vont au dehors chercher provisions et matériaux; les auxiliaires restent confinées à l’intérieur : elles rendent donc moins de services à la communauté qu’en Suisse.

On trouvera peut-être que ces différences sont peu de chose; elles suffisent du moins à prouver combien est ébranlée l’ancienne doctrine de Cuvier, et comment dans l’infini du temps ont pu se développer ces instincts que de simples accidens géographiques suffisent à modifier légèrement. La grande explication de l’instinct, c’est le temps, l’incommensurable durée des époques géologiques que notre