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espèce, placés dans des conditions identiques, ont pris une habitude. De deux choses l’une : cette habitude est nuisible, ou elle est utile; elle est bonne ou elle est mauvaise au point de vue de la conservation des individus et par conséquent de l’espèce. Si elle est nuisible, elle tend à disparaître forcément, soit avec l’individu qui l’a prise, soit avec les descendans qui en hériteront. Si l’habitude est favorable, elle a chance de se transmettre sous la forme d’instinct. Celui-ci, d’abord limité à quelques individus du même sang, tend à se généraliser, puisqu’il est avantageux, et nous retombons ainsi dans un cas particulier du grand principe de l’élection naturelle formulé par M. Darwin. Poursuivons. Jusque-là cet instinct est fort peu compliqué, puisqu’il n’a que la valeur d’une habitude qu’un individu a pu prendre avec sa part d’intelligence. Maintenant que la voilà enracinée sous forme d’instinct, chaque individu à son tour y pourra spontanément, avec sa propre part d’intelligence, ajouter quelque chose. Si l’addition est encore favorable et qu’elle se transmette, elle tendra également à se généraliser : l’instinct acquis se compliquera d’autant, et de même que des modifications organiques à peine sensibles, mais successivement accumulées en nombre suffisant, ont pu conduire à l’infinité des formes animales, de même l’instinct, par additions presque imperceptibles mais continues, pourra finir par atteindre cet état de perfection où les philosophes avaient cru voir la preuve éclatante d’une harmonie préétablie.

Certains naturalistes aujourd’hui même ne sont pas très heureusement inspirés quand ils essaient de nous montrer l’organisation corporelle de tout animal conçue et agencée en raison de son instinct[1]. Il ne faut pas aller bien loin pour trouver que l’instinct

  1. Il s’agirait ici de bien s’entendre : d’abord il est évident que toute habitude, quand elle est prise, reste forcément circonscrite dans la limite des actes possibles aux organes. Supposons maintenant cette habitude transmise sous forme d’instinct: il se pourra faire que de nouveaux individus apportent en naissant, à leur tour, une légère modification de leurs organes qui rende ceux-ci plus que suffisans à la répétition de l’acte instinctif, et par suite donne champ à une extension nouvelle de l’instinct en question. C’est dans ce sens qu’on a pu dire « que l’organe était le produit de l’effort vers la fonction. » On veut évidemment parler du perfectionnement de l’organe : là où l’organe n’existe pas, il ne saurait y avoir effort. De cette extension possible de l’instinct, grâce à une modification organique nouvelle, il ressort pour l’animal que nous envisageons un avantage en plus, qui pourra se transmettre à son tour et se généraliser par le même procédé, en sorte qu’à la longue l’organe tendra à s’accentuer de plus en plus dans le sens de l’instinct pendant que les facultés intellectuelles, mises en œuvre de génération en génération, tendront, par le mécanisme que nous avons indiqué, à développer constamment l’instinct en raison de l’organe. De ces deux tendances combinées, il résultera ceci, c’est que l’animal, qui ne saurait, en aucun cas, avoir d’instincts contraires à son organisme, finira souvent par avoir l’organisme le plus favorable et le mieux approprié à ses instincts.