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celles que nous observons chez les animaux supérieurs. La faculté est commune à tous, mais avec des nuances aussi tranchées parmi les bêtes sauvages des ménageries que parmi nos animaux domestiques. Tel est hargneux, et tel jaloux ; celui-ci est bon enfant, cet autre batailleur, fidèle au foyer ou vagabond de gouttière ; tous sont plus ou moins intelligens. Chez les animaux inférieurs, ces différences n’ont pas été aussi bien observées ; d’abord elles sont très probablement beaucoup moins accentuées et en tout cas d’une étude bien plus difficile pour toute sorte de raisons. La petitesse de l’être, sa vie tout à fait étrangère à la nôtre, la prédominance de l’instinct, sont autant d’obstacles ; mais d’autre part les actes que nous leur voyons accomplir sous nos yeux, l’existence reconnue de facultés comparables aux nôtres et d’un ordre relativement élevé, ne permettent guère de douter que non-seulement les insectes aient une intelligence remarquablement développée, mais que cette intelligence offre aussi, par cela même, ses variétés individuelles, comme chez les animaux supérieurs.

Nous voici déjà bien loin de Descartes, dont personne aujourd’hui, que nous sachions, ne défend plus l’étrange théorie ; mais ce n’est pas tout, un nouveau pas a été fait dans ces derniers temps. Nous commençons, mieux instruits, à nous demander si les facultés intellectuelles et instinctives, rangées par Cuvier dans deux cadres parallèles, n’auraient point un lien commun, en sorte que les unes dériveraient des autres, et que l’instinct ne serait en définitive qu’un produit de l’intelligence. La question a sa gravité. L’instinct cesserait dès lors d’être une de ces propriétés essentielles des êtres vivans, qui échappent absolument à notre compréhension, telles que la pensée du cerveau, la contraction des muscles, l’électricité de la torpille ou les lueurs du fulgore ; il deviendrait accessible comme tout phénomène contingent à nos procédés d’expérimentation et de recherche.

C’est à M. Darwin que revient l’honneur d’avoir porté la question sur ce terrain entièrement nouveau. Cette audacieuse tentative pour fonder l’étude scientifique de l’instinct se trouve un peu perdue dans l’Origine des espèces. M. Darwin n’aborde pas le problème de propos délibéré, eu physiologiste. Il reste ce qu’il est dans toute son œuvre, le zoologiste exclusivement préoccupé de sa grande théorie ; il prévoit, il combat les objections ; il a deviné surtout celles qu’on pourra lui faire au nom de l’instinct, et il fait de l’instinct, en quelques pages, une étude plus complète qu’aucun philosophe avant lui, et pour la première fois une étude expérimentale. Il supprime l’instinct comme une propriété essentielle, et il en fait une fonction, c’est-à-dire qu’il l’explique. L’instinct, d’après lui, ne se-