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les animaux, les insectes sont certainement ceux chez qui l’instinct est le plus développé; nous n’exceptons ni les oiseaux avec leurs nids, ni les castors avec leurs digues. Parmi les insectes, ceux qui nous donnent la plus haute expression de l’instinct sont les abeilles, dont les constructions semblent l’œuvre d’une géométrie savante, et surtout les fourmis, dont les instincts, encore plus élevés, paraissent se rapprocher de ceux que l’éducation masque peut-être chez l’homme. Un Genevois, Pierre Huber, nous les a révélés. Son livre (1810) couronne un siècle de remarquables études sur les insectes. Avant lui, dès 1705, une femme, Mlle Sybille de Merian, passe les mers, fait le voyage de Surinam pour peindre les chenilles des tropiques; puis après elle viennent Réaumur, de Geer, Bonnet, qui veille jour et nuit sa puceronne, fille de cinq générations de vierges, et qui, lorsqu’elle meurt, écrit à toute l’Europe pour dégager sa responsabilité dans l’événement. La passion s’en mêle : Lyonnet passe sa vie à décrire, dessiner, graver l’anatomie de la chenille du saule. L’enthousiasme crée des prodiges : François Huber, le père de l’homme aux fourmis, accomplit, bien qu’aveugle, ce tour de force de faire d’admirables découvertes sur ce qui se passe dans l’obscurité des ruches. Pierre Huber le fils s’oublie, s’absorbe dans ces sociétés de fourmis qu’il étudie. Au milieu de l’Europe ébranlée par les coalitions, rien du dehors n’arrive jusqu’à lui.

Pierre Huber observe, expérimente avec une rare sagacité. Aucun fait ne lui échappe : il le commente ou l’interprète mal, mais il l’a très bien vu. Ses observations n’ont pas été contredites, ses expériences sont restées des modèles de soin et de patience. Il avait peuplé de fourmis son jardin, la terrasse de sa maison, son cabinet, ses tables, transformées en espèces de ruches, et pour que ce nouveau logis ne déplût pas trop aux fourmis, pour qu’elles se missent au travail, il y faisait la pluie et le beau temps; faire la pluie consistait à passer la main plusieurs heures de suite sur une brosse mouillée. Bref, il leur prodigue si bien les miellées savoureuses et les expédiens météorologiques qu’à la fin elles se plaisent dans leur demeure d’aventure, le tiroir d’un bureau. Un jour Huber ne roule-t-il pas dans sa tête ce projet fantastique de nourrir des larves de fourmis à la becquée! On finit par l’aimer pour son attachement à ces petits êtres pensans. Depuis longtemps, il projette une expérience décisive : il s’agit de mettre aux prises sur le carreau de son cabinet deux fourmilières. Il hésite, il ajourne à faire naître le casus belli qui sera le signal du carnage ; il se paie de prétextes pour reculer le forfait. « Je méditais l’expérience depuis longtemps, dit-il, et je la renvoyais toujours, parce que j’avais fini par m’attacher à mes prisonnières. » Ceci rappelle un mot de Réaumur. Il note avec