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MALGRÉTOUT.

de nous tombât dans le piège qu’il essayait de tendre à toutes deux.

Mon père, qui le jugeait avec plus de bienveillance que moi, ne me blâma pourtant pas lorsque je lui déclarai, en présence de ma sœur, que je n’avais pas bonne opinion de sou caractère. — Vous vous trompez peut-être, me dit-il, mais il importe peu. Je respecte absolument votre liberté d’esprit, et je ne vous reparlerai pas de ce jeune homme. Dès demain, je lui ferai comprendre qu’il ne doit plus songer à vous.

— Est-ce donc une raison, s’écria ma sœur, pour que nous ne le voyions plus ?

Mon père répondit : — Je présume qu’en connaissant son sort il se retirera de lui-même.

— Et moi, reprit vivement Adda, dont les yeux brillaient comme deux saphirs, je présume qu’il en sera autrement !

Je pensai qu’elle le croyait très vivement épris de moi et ]e cherchai à la dissuader ; mais, à ma grande surprise, elle se prit à rire et à dire que je me flattais d’inspirer une passion dont M. de Rémonville ne mourrait certainement pas. Le lendemain, il reparut plus brillant que jamais et plus âpre au succès. On dit que j’ai la voix douce et que je chante purement, et comme on me priait toujours de chanter, je me mis au piano comme les autres fois sans me faire implorer. Tout à coup Adda se pencha sur moi, et, me saisissant par les deux épaules, elle me dit à l’oreille : — Je te défends de chanter ! — Je compris tout, et, feignant de chercher la musique sur le piano et de ne pas trouver le morceau que je voulais, je sortis comme pour l’aller prendre dans ma chambre. Adda vint aussitôt m’y rejoindre. Elle était fort animée. — Tu ne chanteras pas, me dit-elle, jure-moi que tu ne chanteras pas I Je vais dire que tu es un peu indisposée.

— J’y consens, répondis-je ; mais laisse-moi te dire…

— Du mal de lui ? reprit-elle en fondant en larmes. Je ne veux pas ! Je sais que tu le hais, et, à présent surtout qu’il renonce à toi sans regret échevelé, tu vas me dire qu’il est sans cœur et sans conscience. Je ne t’écouterai pas, ne me dis rien. C’est atroce de se trouver en rivalité avec sa sœur 1

J’étais confondue, désolée de voir naître une inclination inspirée peut-être par un premier instinct de jalousie dans une jeune âme sans lumière. J’essayai vainement de l’éclairer, elle me ferma la bouche en me disant que je n’avais pas le droit de juger M. de Rémonville et que je ne pouvais pas être impartiale pour lui.

Cette funeste passion lit en elle des progrès rapides, et bien que mon père n’eût pas une confiance illimitée dans le caractère de M. de Rémonville, il dut céder et remettre l’avenir aux mains de la