Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/556

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
550
REVUE DES DEUX MONDES.

et des oreilles. Il faut respecter son mystérieux silence, ne pas faiblir, savoir souffrir beaucoup et regretter toujours.

Je n’avais donc pas d’autre idéal que l’homme fort, doux et sage dont mon père était la réalisation dans ma vie d’enfant et de jeune fille. Je ne demandais à Dieu que de rencontrer un époux comme celui qu’il avait donné à ma mère : j’étais bien sûre qu’un tel homme contrer, serait un père incomparable.

Aussi, quand ma jeune sœur me demanda impétueusement si je comptais me marier, je lui répondis sans hésiter que j’y avais songé sérieusement ; mais je pus ajouter avec sincérité que je n’avais encore rencontré aucune personne qui m’inspirât la confiance nécessaire, et que je n’éprouvais pas une ardente impatience de la rencontrer, puisque mon état présent était heureux et calme.

Au lieu de rassurer ma pauvre sœur, mes paroles augmentèrent son irritation ; vous l’avez connue enfant, vous la jugiez sévèrement, vous disiez qu’elle était d’un naturel jaloux et que je la gâtais. Pourtant vous faisiez comme moi, vous la gâtiez aussi, vous subissiez le charme irrésistible de ses caresses victorieuses et de ses grâces mignonnes. N’a-t-elle pas toujours été une merveille de séduction ? Si délicate, si jolie, si craintive, si impétueuse et si tendre ! J’étais devenue sa mère, je l’adorais ;… elle m’a bien fait souffrir, et je l’adore toujours.

Je ne pus la consoler ce soir-là qu’en lui promettant presque une chose assez risible, à savoir : de n’aimer personne sans qu’elle y consentît, et je me promis à moi-même, pour n’avoir pas à me parjurer, de résister à toute affection naissante, tant que mon enfant terrible ne serait pas devenue raisonnable ou éprise pour son compte.

J’ignorais, hélas ! que le mal, car c’était un mal, était déjà fait. Elle aimait, sans le savoir, M. de Rémonville. Il était joli garçon, habillé à la dernière mode et très spirituel, comme on l’entend dans le monde, c’est-à-dire tranchant, paradoxal, prompt à la réplique, railleur dans la discussion, hautain et doucereux dans ce qu’il croyait être la victoire de ses idées. Certes Adda, à dix-sept ans, avait déjà du jugement, et elle a toujours eu de l’intelligence. Je ne m’explique donc pas comment elle fut charmée à première vue par une supériorité de si mauvais aloi.

Je ne m’aperçus de ce penchant qu’au bout de quelques semaines. Nous recevions tous les Jeudis, et M. de Rémonville continuait à nous offrir son cœur ; je dis nous, car il était difficile de savoir à laquelle des deux sœurs il s’adressait. Je pense bien que ses hommages étaient pour la dot. Il ne paraissait s’apercevoir ni de mon antipathie, ni de la sympathie d’Adda ; il attendait que l’une