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L’OPPOSITION SOUS LES CÉSARS.

pas plus loin, et s’ils avaient eu le bonheur de voir au Palatin un prince honnête et rangé, comme fut plus tard Marc-Aurèle, bon époux et tendre père, attaché à ses devoirs, scrupuleux à s’observer, fuyant volontiers la foule pour rentrer en lui-même, ils se seraient tout à fait accommodés de lui et n’auraient rien souhaité de plus. Ce n’étaient donc pas des factieux, comme le disaient les délateurs, on peut même dire que cette sorte d’indifférence qu’ils recommandaient pour les choses extérieures, ce penchant à placer toutes leurs satisfactions dans leur âme et à se détacher du reste, servaient le régime établi et lui faisaient des sujets paisibles ; mais, si cette opposition était sans danger pour l’empire, elle était très désagréable à l’empereur. Elle prenait la forme d’une leçon, et il n’y a rien qui impatiente plus que de recevoir des leçons dans une certaine fortune. On ne supporte pas facilement, lorsqu’on est le maître, ces réprimandes de précepteur mécontent. Quand Néron rentrait dans son palais en costume de cocher ou de comédien, ou qu’il revenait de battre les gens la nuit, ce qui était un de ses plaisirs les plus chers, il entrait sans doute en fureur s’il lui arrivait de rencontrer quelques-uns de ces personnages au teint pâle, au maintien grave, au costume sévère, qui semblaient se trouver sur sa route pour lui rappeler ses devoirs. Aussi avait-il pour les philosophes une haine mortelle.

La littérature était encore moins redoutable au pouvoir que la philosophie. Les gens de lettres n’avaient alors d’autre moyen de vivre que les libéralités du prince, et, comme ils profitaient des abus et des vices du régime nouveau, ils se gardaient bien d’en être les ennemis. Les poètes surtout, qui ont le privilège de pouvoir tout dire sans conséquence, étaient des flatteurs éhontés. Ils ne conservaient aucune mesure dans l’éloge de l’empereur vivant. Il ne leur coûtait pas de lui sacrifier tout le passé et de mettre les héros vénérables de la république aux pieds d’un Néron ou d’un Domitien. Il en est un pourtant qu’il faut excepter et qui a laissé une œuvre où l’esprit de la vieille Rome semble par moments respirer : c’est Lucain. Pas plus que son oncle Sénèque, Lucain n’était un républicain de naissance ; il trouva l’empire fort à son gré tant qu’il fut l’ami de l’empereur. Admis dans l’intimité du jeune prince qui venait de tuer sa mère, il partagea ses plaisirs sans scrupules, il accepta ses faveurs et les paya en compliments. Il improvisait des poèmes en son honneur et les venait lire aux jeux qu’il avait fondés. En même temps il écrivait des pièces pour les pantomimes en renom et ravissait le grand monde qui se pressait aux lectures publiques en plaidant le pour et le contre dans les causes scandaleuses du temps. Au milieu de ces futilités, il lui vint une grande ambition : la gloire de