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lité publique. D’ailleurs Auguste vieillissait ; le malheur avait plus d’une fois frappé sa maison ; ses enfans étaient morts, ses armes n’avaient pas été toujours heureuses ; le prestige des premières années s’était en partie dissipé. On était las d’admirer, on devint peu à peu sévère et railleur, et une fois sur cette pente on finit par tout critiquer. C’est ainsi que dès les dernières années du règne d’Auguste, dans le monde élégant de Rome, commença contre les césars une opposition qui devait durer autant qu’eux.

Il était bien difficile qu’il n’en fût pas ainsi. L’empire avait saisi cette société au moment du plus large développement de l’intelligence, dans tout l’éclat des lettres et des arts. Or il faut, pour accepter le pouvoir-absolu sans murmure, pour applaudir à toutes ses décisions, pour se résigner à ses caprices, renoncer tout à fait à se servir de son jugement, et c’est une vertu à laquelle des gens éclairés n’arrivent pas sans quelque peine. Rien ne favorise mieux le despotisme que l’ignorance ; au contraire la pratique des lettres entretient une certaine indépendance de la pensée ; les esprits, étant plus cultivés, sont plus vifs, plus exigeans, moins faciles à contenter. Des gens habitués à vivre au milieu de ces sociétés spirituelles, où l’on tient surtout à ne pas paraître dupe, ne pouvaient pas prendre au sérieux toutes ces comédies qui se jouaient dans le sénat. Spectateurs réservés et malins, mal disposés pour l’enthousiasme, ils devaient sourire à ces flatteries excessives dont on accablait le prince, et l’apothéose de l’empereur mort ou vivant les trouvait sans doute assez incrédules. Le monde développe le penchant à l’ironie : savoir agréablement railler son voisin y est une qualité très estimée, et il faut croire qu’on la prisait encore davantage quand ce voisin était l’empereur. C’était sans doute un jeu périlleux, et des railleries qui s’adressaient si haut pouvaient coûter cher ; mais le danger n’était pas toujours un motif de renoncer à une plaisanterie quand on la trouvait spirituelle et qu’on croyait quelle serait applaudie. « Je ne puis pas avoir pitié, disait Sénèque le père, de ces gens qui hasardent de perdre la tête plutôt que de perdre un bon mot ». Dans ce monde léger et charmant, on ne voulait pas perdre un bon mot, même au risque de perdre la tête. Il fallait bien se dédommager de la contrainte qu’on venait d’éprouver au sénat, où l’on était forcé de faire bon visage aux amis du prince et d’applaudir aux éloges dont ils le comblaient. On en sortait toujours mécontent des autres et de soi-même, le cœur plein d’une colère qui avait besoin de se soulager. Aussi causait-on librement dès qu’on se trouvait seul et qu’on ne se croyait entendu que d’oreilles fidèles. Ce qu’on aimait surtout à se communiquer dans ces entretiens secrets, c’étaient ces nouvelles « qui ne peuvent se dire ni s’écouter sans danger ». Rome