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produit une sorte de gangrène, de sphacèle des doigts et des membres. Les animaux des fermes étaient souvent atteints aussi de semblables affections. De sages ordonnances recommandaient, il est vrai, de saisir sur les marchés les grains ergotes, aisément reconnaissables à la couleur violet foncé du champignon. Ces grains d’ailleurs, impropres à l’alimentation, pouvaient être distillés sans inconvénient. Les propriétaires, de leur côté, tâchaient par un criblage attentif de débarrasser leur seigle du produit vénéneux qui s’était développé à la surface des épis. Toutes ces précautions seraient demeurées peu efficaces si l’on n’était parvenu à bénéficier de la vente de l’ergot lui-même. Il y avait longtemps que les médecins employaient cette végétation fongueuse dans quelques applications spéciales et trop limitées pour lui assurer un débouché régulier. M. Bonjean, de Chambéry, est parvenu vers 1845 à en tirer un hémostatique puissant qui est entré largement dans la pratique. Cette préparation, appelée ergotine[1], est devenue d’un usage assez général pour que le prix de l’ergot s’élevât rapidement ; il se vend aujourd’hui en moyenne 2 francs le kilogramme. C’est environ dix fois la valeur du seigle lui-même. L’intérêt personnel, plus fort que toutes les ordonnances, engage donc les cultivateurs à extraire avec soin l’ergot contenu dans leur seigle afin de le vendre à part ; c’est, il faut bien l’avouer, la meilleure garantie de l’exécution des mesures administratives concernant ce végétal délétère. L’ergotine, malgré le nom qu’elle porte, ne renferme presque plus de substance toxique. On l’obtient en réduisant l’ergot en poudre et en le traitant par l’eau tiède, qui emporte les matières solubles et laisse dans la poudre ainsi lavée la plus grande partie des principes vénéneux, unis ou mêlés à la matière grasse. On n’a plus qu’à concentrer l’infusion en la débarrassant à mesure de l’albumine, entraînée avec l’eau et qui vient flotter à la surface du liquide. Les propriétés hémostatiques de l’ergotine ont ceci de particulier qu’elles s’exercent sans oblitérer les vaisseaux. Ce fait remarquable, d’abord constaté par Flourens, a été depuis maintes fois vérifié ; les expériences de M. Retzius à Stockholm et celles de M, Sédillot à Strasbourg l’ont mis hors de doute. On n’a pu encore en trouver l’explication, et l’on ignore de quelle façon agit l’ergotine pour arrêter l’écoulement du sang, puisqu’elle n’oblitère pas les vaisseaux artériels. Quoi qu’il en soit, nous voyons qu’il a été possible de tirer parti d’une cryptogame des plus dangereuses. On a été moins heureux avec les autres champignons parasites, qui pour la plupart sont restés exclusivement malfaisans.

  1. Dénomination assez mal choisie, car elle indiquerait un principe immédiat, tandis qu’il ne s’agit ici que d’un extrait aqueux dont le principe n’a pas encore été isolé.