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un nouvel esprit. Jérémie Taylor, Barrow, Burnet, Tillotson, Stillingfleet lui-même, tous ceux que l’histoire appelle les latitudinaires, concevaient avec largeur autant qu’avec élévation la doctrine dont ils étaient dépositaires. En religion comme en politique, le temps des excès était passé ; tout tendait au calme dans la liberté. La raison, surtout la raison pratique, ce génie de l’Angleterre moderne, reprenait en tout son empire. Le philosophe célèbre qui l’a représentée avec le plus de fidélité, Locke, avait publié son Christianisme raisonnable, et malgré quelques réclamations, quelques dissidences, tous les esprits chrétiens cherchaient comme lui à fonder la foi sur la raison. On ne songeait plus à en appeler à la passion religieuse ; on avait cessé de regarder la foi comme une inspiration surnaturelle, même comme un sentiment spontané qui naît dans le cœur et domine tout le reste. On voyait dans le christianisme une doctrine dont l’excellence était surtout morale. Quand on avait montré qu’elle était en effet la plus propre à purifier, à élever l’âme et la conduite, il ne restait qu’à prouver que les témoignages historiques sur lesquels elle repose étaient dignes de créance et acceptables pour la raison. Des livres remarquables, des sermons éloquens, furent composés dans ce sens-là, et cette manière de défendre et de propager le christianisme était admirablement assortie à l’état de l’opinion. Elle devait plaire, elle pouvait suffire des esprits calmes et sensés, et même elle n’a jamais cessé d’être en honneur chez les Anglais ; mais on doit reconnaître qu’elle convient seulement à des intelligences cultivées ; elle est froide ; elle ne s’adresse pas à tous les sentimens, à toutes les facultés dont la religion aime à s’emparer, et surtout elle est peu propre à pénétrer dans les masses. L’église anglicane du commencement du XVIIe siècle, qui a laissé un noble souvenir dans le monde éclairé, était une aristocratie croyante et lettrée qui oubliait qu’une religion nationale doit être une religion populaire.

Les diverses tentatives de l’ancien parti épiscopal pour ramener un régime exclusif ne firent qu’exciter le besoin d’indépendance et animer l’opinion contre toute religion officielle. Les mœurs, plus fortes que les lois, s’opposaient à toute réaction, et les concessions même des chefs éclairés du clergé ouvraient la voie à la liberté de penser : ils étaient bien près d’être unitairiens, Locke bien près d’être déiste ; ses successeurs immédiats allèrent jusqu’au déisme, et même le dépassèrent. Pendant les trente premières années du siècle, le monde politique et littéraire se partagea en chrétiens rationalistes et en rationalistes incrédules ; le haut clergé était guidé par des évêques généralement arminiens, quelques-uns absolutistes, la plupart constitutionnels, tous interprètes fort libres du