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retour à notre industrie nationale des marchés où les consommateurs se comptent par millions, on accordera certes qu’un tel résultat vaudrait bien pour nous une peine égale à celle que nos rivaux se donnent pour l’obtenir. Est-ce au moment où, par une heureuse fortune, il dépendrait de nous de les devancer, qu’il conviendrait de s’arrêter devant les susceptibilités d’un despote qui ne conçoit pas la liberté du commerce sans l’occupation du territoire, et repousse nos négocians comme s’ils étaient les avant-coureurs de nos soldats ? Quand on se décide à faire une guerre de conquête, c’est apparemment qu’on accepte d’avance les conséquences du succès, et l’ouverture du Tongkin est une suite nécessaire de notre établissement dans les six provinces de la Basse-Cochinchine. Cette partie de l’empire annamite paraît être un des pays les plus riches du monde ; on recueille annuellement une double récolte dans ses plaines, cultivées par une race laborieuse ; ses montagnes, qui seraient pour les Européens habitant Saigon ce que sont pour les Anglais fixés dans l’Inde certaines régions himalayennes, un lieu de repos et de refuge contre les chaleurs tropicales, abondent en gisemens métalliques ; enfin l’influence des missionnaires, si faible au Cambodge, nulle au Laos, à peine sensible en Chine, se traduit là par un nombre toujours croissant de conversions au christianisme. Les supputations les mieux fondées font monter à quatre ou cinq cent mille le nombre des chrétiens répartis entre les deux vicariats apostoliques du Tonkin. Si l’expérience démontre qu’il ne faut pas se fier sans réserve au dévoûment des convertis pour les intérêts européens, il ne serait pas sage cependant de dédaigner absolument un pareil point d’appui.

Explorer le Sonkoï, que nous n’avons pu qu’entrevoir, — encourager entre l’embouchure de ce fleuve et Saigon le cabotage indigène, déjà plein d’activité dans ces parages, — exercer sur la volonté rebelle de l’empereur Tu-Duc une légitime pression, — obtenir de ce prince un traité qui pourvoirait à nos intérêts politiques et commerciaux, — saisir enfin l’occasion d’opposer un éclatant démenti à ceux qui nous accusent d’impuissance en matière coloniale, voilà ce qu’il faut avoir le courage d’entreprendre avec cette confiance qui assure le succès. Tels étaient les vœux que j’aimais à former lorsque dans la plaine de Yuen-kiang je suivais par la pensée dans son cours, aujourd’hui inutile, le beau fleuve qui coulait à mes pieds, et telle est aussi l’espérance qu’il ne me sera pas interdit d’exprimer lorsque, rentré dans ma patrie, je trouve la France si forte et l’heure si propice.


L.-M. DE CARNE.