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effrayante, une fois l’habitude prise, on devient fatalement la proie du poison. Un grand nombre de Chinois sont venus nous demander des remèdes contre une tentation à laquelle ils succombent toujours, même en la maudissant. Le seul remède serait l’énergie, capable de braver les souffrances qu’entraîne pour un fumeur la privation de sa pipe, et c’est à la vigueur morale, encore plus peut-être qu’à la force physique, que l’opium commence par s’attaquer.

Ce n’était plus qu’aux approches des villages que nous retrouvions la route dallée ; elle nous faisait connaître, quand elle reparaissait, que le lieu de la halte n’était plus éloigné, et nous y aspirions ardemment d’ordinaire, car nos étapes étaient fortes, et nos marches très pénibles dans ce pays accidenté. Les talus entrelacés des rizières formaient des courbes ou des zig-zags capricieux ; on eût dit de vastes parterres. Ailleurs, une montagne tout entière était mise en culture de la base au sommet, et l’eau, s’épanchant de gradins en gradins, donnait l’idée d’une gigantesque cascade. Des nuages gris et bas laissaient tomber une pluie fine et pénétrante qui nous glaçait jusqu’à la moelle des os. Le froid, dans un pays où les habitans ne font rien pour le combattre, est un ennemi cruel ; il faisait éclore la fièvre aussi sûrement que le soleil. Le bois était difficile à obtenir, et quand nous étions parvenus à arracher aux indigènes les élémens d’un feu maigre et fumeux, nous étendions nos nattes autour, puis nous parlions de la France, des soirées d’hiver, de tout ce qui fait battre le cœur et courir plus vite le sang dans les veines.

Parmi les travaux d’intérêt public dont les empereurs ont couvert la Chine, les ponts ne sont pas les moins remarquables. En arrivant près d’un de ces solides chemins de pierre hardiment jetés pardessus les torrens, nous avons pu constater les difficultés dont la persévérance des Chinois a dû triompher parfois pour les construire. Des tables de marbre blanc, debout auprès du pont, en racontaient l’histoire ; on aurait mis, d’après les inscriptions, neuf années à le faire, les eaux emportant en hiver le travail accompli l’été. Sur l’autre rive du torrent, une montagne couverte de bois propices aux embuscades se dressait à pic. Des ruines grises mêlées aux rochers ajoutaient quelque chose de sinistre au caractère de cette nature sauvage. Nos soldats formèrent leurs rangs, nous renouvelâmes nous-mêmes l’amorce de nos armés, car des bandits infestaient les environs et s’abattaient, souvent sur les caravanes. Peu de jours avant notre passage, deux cents chevaux ou mulets étaient devenus leur proie après que les conducteurs eurent été vaincus dans une lutte sanglante. Les guerriers indigènes qui nous faisaient ce récit, rassurés par notre présence, avaient l’air si vaillans qu’il n’y avait pas à compter sur les bandits. En effet, nous avons gravi pendant