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multiplicité des races amène ici, on le conçoit, une grande variété de costumes, et ce n’est guère que dans les rues des villes que nous trouvons une foule vraiment chinoise par son aspect et par ses allures.

Au passage d’une large rivière, nous rencontrons une caravane composée de plus de cent bêtes, qui toutes se jettent courageusement à la nage. Les eaux se hérissent de longues oreilles, et l’écho redit les protestations retentissantes des ânes et des mulets. A peine nos porteurs avaient-ils fourni l’étape pour laquelle ils avaient été requis, qu’ils retournent chez eux au pas de course ; ils ne nous ont pas même laissé le temps de les payer, car depuis que nous avons quitté les possessions birmanes, — depuis Sien-hong, — nos bagages sont transportés par des corvéables auxquels, d’après l’usage, aucune rémunération n’est due pour leur peine. Le mandarin envoyé de Talan au-devant de nous arrive précédé par des bannières de toutes les couleurs. Ses soldats ne se lassent pas de battre sur deux gongs de timbre différent, qui produisent l’effet de deux cloches sonnant un glas funèbre. Cette musique était destinée à nous entraîner pour nous rendre moins pénible l’ascension d’une montagne fort raide qui nous séparait de la vallée de Talan. Le plus petit personnage a son cheval ou même son palanquin ; notre pauvreté nous force, nous, à marcher constamment à pied en dépit de nos chaussures incommodes et au grand préjudice de notre dignité. Malgré les accidens de terrain, le pays voisin de Talan est très cultivé. Les rizières, disposées en amphithéâtre, couvrent les montagnes de gradins demi-circulaires. Elles dominent parfois une vallée spacieuse, et rappellent ces théâtres antiques d’où l’œil du spectateur pouvait plonger sur un horizon sans limites. Les maisons, aux teintes grises et à rangs pressés, donneraient à Talan l’aspect d’une ville européenne, si les toits superposés d’une vaste pagode n’empêchaient l’imagination de s’égarer loin de la Chine. Notre escorte fait le plus de bruit possible, et la population tout entière, avertie de notre arrivée, se précipite sur notre passage ; elle envahirait même la cour de la pagode où l’on nous conduit, si deux de nos hommes, placés en sentinelle, n’arrêtaient les curieux à l’entrée de la seconde cour, tandis que nous nous établissons dans la partie la plus reculée de l’édifice. Là, il n’y a plus sur les autels ni dieux ventrus, ni monstres grimaçans, il y a seulement des tablettes couvertes de caractères et enveloppées d’un voile léger de fumée odorante. C’est la salle des ancêtres. Au seuil de ce sanctuaire, nu comme une mosquée ou comme un temple luthérien, viennent expirer tous les bruits du dehors. L’esprit des morts, planant au-dessus de nos têtes, nous remplit de respect pour le grand homme qui a placé la vénération des aïeux à la base de sa doctrine. N’ayant