Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/338

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mékong, que ses eaux, mêlées aux flots du grand fleuve, refléteraient plus loin le drapeau français, et quand à la direction des torrens on put juger qu’ils portaient le tribut de leurs eaux à un autre maître, je crus voir se rompre les derniers liens qui m’unissaient depuis vingt mois à un ami. Des villages existaient naguère dans cette gorge, et leurs ruines animent encore le paysage. Nous suivons longtemps le Papen-kiang, que nous traversons enfin à la tombée de la nuit. Nos Chinois lancent leurs chevaux dans le courant, pendant que d’autres poussent de grands cris sur la rive opposée pour indiquer aux bêtes, accoutumées à ce manège, l’endroit où elles doivent se diriger. Au-delà de cette forte rivière, nous ne voyons pas sans déplaisir notre route se confondre avec le lit d’un torrent sinueux. Au Laos, où les ponts sont considérés comme un luxe inutile, nous étions résignés d’avance à entrer dans toutes les mares du chemin. Depuis notre entrée en Chine, ce n’est plus qu’un accident, et nous le supportons avec impatience, comme si nous commencions à nous amollir. Voici de nouveau de vastes forêts de pins, sombre cadre où se détache de loin en loin une maison en briques rouges restée debout, et qui semble solliciter le pinceau de quelque aquarelliste. Il n’y a plus rien de tropical dans la nature. L’aspect du pays devient rude et sévère, les montagnes se montrent de tous les côtés, et quelques-unes ont la tête perdue dans les nuages. La route dallée est tellement dégradée que, loin de nous servir, elle ajoute plutôt aux difficultés de notre marche. Le sel, que l’on vient chercher de fort loin, donne lieu à un grand mouvement de voyageurs et de bêtes de somme. Cette denrée de nécessité première maintient seule encore dans cette région l’activité commerciale, et de nombreuses caravanes bravent pour la transporter les périls de la route. Nous atteignons, après une longue ascension, un plateau élevé où les villages sont nombreux, sur une terre qui n’est plus en friche. Des champs,de riz et de blé noir nourrissent une population considérable groupée autour de Taquan, bourgade importante et station obligée sur la route de Poheul à Talan.

Quatre ou cinq cents soldats qui s’y étaient arrêtés signalaient leur présence par le bruit habituel aux armées chinoises en campagne. Pétards, coups de fusil, gongs de bronze, cornets de cuivre, cris gutturaux, saluent notre arrivée. En temps de paix, les voyages des mandarins sont une charge qui pèse lourdement sur les populations ; mais, quand il s’agit pour un pays de fournir des soldats et de subvenir à leur approvisionnement comme à leur transport, cela devient un véritable fléau. Ces guerriers vivent de maraude et commencent par piller les villages qu’ils sont chargés de défendre. Le détachement concentré à Talan allait rejoindre le vaillant gouverneur de Seumao. Notre petit mandarin, dont le chapeau était