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manifestations de cet esprit de révolte persistant, toujours prêt à inscrire sur son drapeau de séduisantes devises. C’est ainsi que les Taïpings, dont le but véritable est le pillage, se sont soulevés au nom de l’indépendance nationale, et se disent appelés à renverser la dynastie des Tartares mandchous, comme celle des Mongols a été détrônée il y a cinq cents ans par un bonze défroqué.

M. de Lagrée, avant de s’éloigner davantage du Mékong en s’avançant vers l’est, désirait faire reconnaître encore une fois ce fleuve, qui coule à l’ouest de Poheul. Le mandarin s’étant opposé à ce désir sous prétexte qu’il aurait fallu, pour, le réaliser, passer fort près d’un camp de musulmans, rien ne nous retenait plus dans cette ville, célèbre seulement par le thé très estimé que produit son territoire. Nous annonçâmes l’intention de partir, et tout fut promptement préparé. Les montagnes s’élèvent, et la pluie rend les chemins très glissants. Nous allons de faux pas en faux pas, escaladant des pentes raides et comme enduites de verglas, jusqu’à un grand village où l’exploitation du sel se fait encore sur une échelle considérable. Les puits d’où l’on retire cette denrée précieuse, qui fournit au trésor des revenus considérables, sont très communs en Chine, spécialement dans les provinces du nord et de l’ouest. Le mandarin qui administre ce district nous comble de présens : sel, viande de porc, chapons, sacs de riz. Si ce subordonné se montre plus généreux que son chef, le préfet de Poheul, c’est que le mandarin militaire qui commande notre escorte est chargé de lui transmettre des ordres dans ce sens, et il ne s’en fait pas faute, car, outre qu’il profite lui-même de la libéralité forcée de nos hôtes, il espère que son zèle lui vaudra un cadeau plus fort lorsqu’il se séparera de nous.

Notre horizon est constamment borné par de hautes montagnes dénudées. Des ravins et des éboulemens sillonnent leurs masses noirâtres par des traînées de terre rouge ; on dirait les muscles sanglans de gigantesques écorchés. Du haut d’un sommet élevé de 1560 mètres au-dessus du niveau de la mer, nous voyons à nos pieds une vallée profonde, dans laquelle il faut descendre par un sentier à pic. Entre deux rives de sable blanc, le Papen-kiang roule ses eaux troublées, qui vont grossir le Sonkoï et se perdre dans le golfe de Tonkin. Nous allons quitter le bassin du Mékong.

Parmi les émotions d’un voyage comme le nôtre, il faut compter celles qu’on éprouve en franchissant la ligne qui sépare le domaine des grands fleuves. Sur la limite de deux bassins, un seul pas semble vous faire avancer autant que huit jours de marche. La vie paraît animer les eaux plus que les autres forces de la nature, et c’est à cela sans doute qu’elles doivent leur attrait si puissant et si mystérieux. J’aimais à me dire, en traversant le plus petit affluent du