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le début de toutes les conversations. Les mandarins me saluaient en s’inclinant à la manière des dames européennes, car un Chinois bien élevé ne se découvre jamais. Nous recevions aussi des visites nombreuses. Notre interprète, en mêlant au langage de la dernière province laotienne un petit nombre de mots chinois, réussissait encore à se faire comprendre ; mais les bruits qui circulaient l’avaient tellement effrayé qu’il n’osa pas nous accompagner plus avant dans notre voyage. Nous n’avions certes jamais compté ni sur son courage, facilement ébranlé par la seule apparence du péril, ni sur son dévoûment, qui n’était pas plus à l’épreuve d’une barre d’argent que d’un sourire de femme ; mais son esprit ingénieux et souple se serait insensiblement plié à des usages nouveaux comme à une langue nouvelle. Il était en mesure de toujours se faire entendre au moins des gens du peuple, immense avantage dont, après son départ, nous sentîmes tout le prix. En effet, les voyageurs qui abordent aux rivages de la Chine s’assurent d’un interprète avant de se hasarder dans les provinces de l’intérieur, ou se font au moins un vocabulaire de tous les mots essentiels. Nous étions au contraire jetés sans livres aux frontières les plus reculées du grand empire, séparés par un mur d’airain d’une société exigeante et raffinée, incapables de rien saisir même du sens littéral des discours mandariniques, et à plus forte raison de deviner ce que voulaient cacher sous leurs métaphores et leurs amplifications des hommes accoutumés à n’user de la parole que pour déguiser leur pensée. M. de Lagrée lutta contre cette difficulté nouvelle et très sérieuse avec l’énergie dont il avait déjà fait preuve, et parvint à en triompher. Caractère résolu, mais âme sympathique et tendre, il avait toujours su s’attacher les jeunes gens. Pendant qu’il représentait au Cambodge le gouverneur de la Cochinchine, il aimait à s’entourer des élèves de la mission catholique ; plusieurs devinrent ses serviteurs, et ne trompèrent jamais son affection confiante. Il agit de même en Chine. Dès les premiers jours, de notre arrivée à Seumao, ses manières bienveillantes attirèrent vers lui un jeune Chinois sans famille et sans ressources, comme il y en a tant dans cette province désolée ; il en fit son professeur. A force de travail, de patience et de douceur, le maître et le disciple s’accoutumèrent l’un à l’autre et finirent par se comprendre. Dans les cas difficiles, nous avions recours à l’un de nos Annamites, qui avait appris à écrire comme on l’apprenait dans son pays avant l’établissement des écoles françaises et la substitution de l’alphabet européen à l’écriture idéographique. Il connaissait un certain nombre des caractères chinois le plus ordinairement employés. Si un Annamite et un Chinois ne peuvent s’entendre lorsqu’ils causent, ils n’en sont pas moins en mesure de communiquer facilement par écrit. Pour tous deux en effet, ces signes, aujourd’hui