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éclats de rire, et coupait impitoyablement la parole au gouverneur lui-même.

Celui-ci paraissait animé pour nous des meilleures intentions, quoiqu’il manifestât certaines inquiétudes sur le but de notre voyage. On eût dit qu’il craignait une entente secrète entre nous et les musulmans. Il nous apprit d’ailleurs que toute la partie occidentale de la province où coule le Mékong, qu’il appelle Kioulang-kiang (fleuve aux Neuf-Dragons), était aux mains de ces ennemis de l’empire. L’expérience que nous venions de faire en pénétrant sans passeports chez les Laotiens, tributaires de la Birmanie, nous avait servi de leçon, et nous n’étions pas disposés à courir au-devant de nouveaux périls. M. de Lagrée jugea la situation d’un coup d’œil. Renonçant, non sans de vifs regrets, à suivre le cours du Mékong, il se détermina, pour deux raisons, à se diriger vers l’est. D’abord il était convaincu que pénétrer à l’improviste dans un pays désorganisé, sillonné par des bandes sans discipline et sans chef, enivrées de meurtre et de pillage, c’était tout à la fois s’exposer à des chances fâcheuses et se rendre suspect aux autorités fidèles de Seumao. D’un autre côté, en présence du développement certain que l’avenir réserve à notre établissement colonial en Cochinchine, il ne parut pas inutile à M. de Lagrée d’explorer la zone arrosée par le Sonkoï. Ce fleuve, mal connu à cette hauteur, prend sa source au nord-ouest du Yunan et se jette à la mer dans le golfe du Tonkin, où notre pavillon peut se ménager un accès facile. Le bassin du Mékong fut donc abandonné pour celui du Sonkoï, et l’intérêt purement géographique pour un intérêt politique de premier ordre. Cette détermination, prise sur-le-champ et annoncée séance tenante au gouverneur, parut causer à celui-ci une satisfaction si vive que, sortant de sa réserve diplomatique, il fit preuve aussitôt d’une franchise expansive. Il nous promit une escorte, mais il ajouta qu’il fallait se hâter de partir, car la guerre, un instant suspendue, était à la veille de recommencer plus acharnée que jamais, et le chemin que nous allions suivre n’était séparé que par trois jours de marche des armées musulmanes qui, chassées de Seumao, se disposaient à revenir à la charge. Cette malheureuse ville gardera longtemps le souvenir des combats livrés dans ses murs. En dehors de son enceinte, les faubourgs et les villages de la banlieue, qui renfermaient une population d’au moins 30,000 âmes, ont été détruits ; il ne reste pas une maison sur vingt. Les vainqueurs semblent s’être acharnés surtout contre les pagodes ; les unes n’ont pas conservé pierre sur pierre, d’autres ont été transformées en étables, toutes sont dégradées ; autels à terre, statues sans tête, ornemens en pièces, tels sont les signes trop connus de cette horrible forme de guerre civile appelée guerre de religion. Je ne parle pas des populations