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leurs montagnes. Cependant l’armée du duc — 40,000 hommes, prétend l’exagération des chroniques, — caracolait gaîment, étourdiment le long du lac d’Égeri, quand tout à coup à l’extrémité du lac, au pied du Morgarten, ils s’abattirent éperdus sous une avalanche de troncs d’arbres et de blocs de pierre lancés par des mains invisibles ; ils purent croire que la montagne, se défendant toute seule, s’effondrait sur eux. Et après les blocs de pierre et les troncs d’arbres croula subitement une avalanche d’hommes « qui faisaient peur et plaisir à voir, » chaussés de crampons qui les retenaient aux roches, armés de grandes épées qui tranchaient les armures ; « ce ne fut pas un combat, ce fut l’égorgement d’un troupeau qu’on mène à l’autel. » Ceux qui ne périrent pas écrasés par les pierres ou massacrés par les hommes furent jetés et engloutis dans le lac. « J’ai vu le duc Léopold, disait un témoin oculaire, revenir sain et sauf de sa personne, mais comme à demi mort de tristesse ; on lisait sur ses traits assombris toute l’étendue de ses pertes. » Défaite irréparable en effet : il ne songea même pas à la venger. Les trois cantons renouvelèrent à Brunnen, en l’amplifiant, le pacte de 1291, et reçurent bientôt après dans leur alliance de nouveaux confédérés. La Suisse était faite.

Voilà l’histoire telle que la science l’a reconstruite. N’avions-nous pas le droit de la dire plus belle que la tradition ? Ce qui nous frappe dans ce grave récit, ce ne sont plus les oppressions ni les vengeances banales qu’on trouve dans tous les soulèvemens ; c’est le pas régulier d’un peuple en marche qui avance lentement, mais toujours, qui sait vouloir, attendre, espérer, persévérer, sans impatience, mais sans défaillance, en dépit des obstacles et des revers ; c’est l’irrésistible effort d’une ténacité et d’une résolution qui se changeront aisément, en vaillance le jour où ces montagnards, attaqués dans leurs Alpes et se défendant avec elles, s’engageront dans une de ces guerres d’indépendance, les seules qui doivent paraître glorieuses à nos fils. Petits faits, si l’on veut, scène étroite et maigres chicanes quelquefois, « mais tout se relève et s’ennoblit par le sentiment énergique, intelligent et vivace de la liberté. » Il y a donc en cette histoire un enseignement pour les nations qui ont encore besoin de s’affranchir. Elles verront, par l’exemple de ces marcheurs obstinés, qu’on n’atteint point au sommet par des accès de fougue et d’enthousiasme, aussitôt suivis de longs abattemens, et que la durée des succès répond à la durée des efforts. Elles apprendront enfin de ces vieux et simples républicains comment les peuples deviennent et restent libres.


MARC-MONNIER.