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Rotzberg, qui fut gagné avec l’aide d’une jeune fille ; mais le château de Sarnen était si fort, qu’il était malaisé de s’en emparer. Le seigneur de l’endroit était un homme orgueilleux, arrogant et dur. Il taxait les gens à plaisir, et il avait introduit cet usage qu’aux jours de fêtes on lui apportât des cadeaux, chacun selon ce qu’il possédait, veau, brebis ou galette. Alors les conjurés convinrent entre eux qu’à la Noël, où l’on devait lui porter des cadeaux de nouvelle année, ils iraient deux à deux, munis seulement de bâtons, au château, tandis qu’une bande attendrait, cachée dans les aulnes, au-dessous du moulin, qu’une fois maîtres de la porte, les premiers donneraient le signal en sonnant du cor, et que la troupe d’en bas accourrait en toute hâte. Ainsi fut fait. Le jour de Noël, au moment où l’on apportait les cadeaux, le seigneur était à l’église. Lors donc que ceux qui étaient cachés dans les aulnes entendirent le son du cor, ils franchirent au pas de course le ruisseau, grimpèrent le long du ravin jusqu’au château et s’en rendirent maîtres. Le bruit étant venu à l’église, les seigneurs prirent peur, se sauvèrent par la montagne et vidèrent la place. — Après cela les trois pays, unis par leurs sermens secrets, devinrent si forts qu’ils demeurèrent les maîtres et conclurent un pacte qui, jusqu’à présent, leur a bien profité. »

Telles furent les histoires qui jaillirent tout à coup du Livre blanc[1]. Le Tall n’y occupait encore qu’un rang secondaire à côté des premiers confédérés ; mais pour le peuple c’était l’épisode de l’archer qui devait effacer les autres ; ce coup de flèche frappait l’imagination bien plus que ne pouvait le faire une rébellion de conservateurs tenant à leurs femmes, à leurs maisons et à leurs bœufs. Aussi voyons-nous l’archer prendre bientôt le pas sur les autres confédérés. C’est lui qui est le seul héros du Tellenlied, chanson populaire dont la première version est de 1474. Cette première version, que nous croyons postérieure au Livre blanc, malgré l’opinion que paraît soutenir M. Rilliet, ne donne qu’une partie de la légende ; mais le Tall y est nommé d’un nom qu’on ne lui enlèvera plus, Wilhelm Tell. — « C’est de la confédération que je veux parler, dit le chansonnier anonyme. — Jamais homme n’a encore entendu rien

  1. À quelle occasion, dans quel intérêt, ces légendes furent-elles inventées ? M. Hungerbühler, fortement appuyé par le professeur P. Vaucher, vient de donner une nouvelle réponse à cette question. Vers le milieu du XVe siècle, les bourgeois de Zurich, alors alliés de l’Autriche, méprisaient les gens de Schwyz, avec lesquels ils étaient et guerre. Dans leurs chansons diffamatoires, ils les traitaient de misérables « nés pour traire les vaches » et souillés des vices les plus honteux. Le chanoine Hemmerlin, dans un volumineux traité sur la noblesse, inventa contre eux une ethnographie fantastique et les représenta comme de grossiers paysans révoltés contre leurs légitimes seigneurs, les princes de la maison de Habsbourg. Ce serait pour répondre à l’écrit de Hemmerlin, en opposant anecdote à anecdote et fiction à fiction, qu’un érudit anonyme des Waldstätten aurait forgé de toutes pièces le récit inséré quelques années après dans la chronique officielle du Livre blanc.