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verrons plus loin) est postérieure au Livre blanc ; la version complète et définitive de cette chanson ne paraîtra qu’en 1633, cinquante ans après la mort de l’historien Tschudi, qui avait achevé, arrêté, fixé l’histoire, avant lui douteuse et confuse, du hardi sagittaire. Il résulte de tout cela que la légende ne s’est pas formée en Suisse comme ailleurs. Il ne s’agit pas ici de gestes fabuleux multipliés et grossis d’abord par la fantaisie populaire, adoptés ensuite successivement par la poésie, la chronique et l’histoire, arrangés ainsi peu à peu, adoucis, atténués, réduits de jour en jour, à mesure que diminue la crédulité générale et que grandit l’esprit critique ennemi des héros. Non-seulement ce n’est pas cela, mais c’est tout le contraire. Il s’agit d’un groupe d’anecdotes qui tout à coup, un beau jour, plus d’un siècle et demi après l’époque où elles auraient dû arriver, sortent toutes faites du cerveau d’un homme. Dès lors et de génération en génération, de chronique en chronique, d’histoire en histoire, ces anecdotes, au lieu d’être amoindries, sont accrues, développées, embellies jusqu’au moment où elles prennent leur forme définitive dans le drame de Schiller. La poésie ici n’est donc pas le commencement, c’est le couronnement de la légende. Guillaume Tell finit par devenir le héros d’une idylle tragique ; il se transfigure dans une ascension suprême où il disparaît. Voilà ce que nous pouvons prouver pièces en main, grâce au livre de M. Albert Rilliet ; cette démonstration n’intéressera pas seulement les Suisses, qui tiennent à contrôler leurs traditions, mais tous les esprits curieux et studieux qui apprendront volontiers, par des exemples nouveaux, « comment on écrit l’histoire. »

Nous disons donc que les récits légendaires vulgarisés dans notre siècle par Schiller et Rossini apparurent pour la première fois vers 1470 dans le manuscrit de Sarnen, connu sous le nom de Livre blanc à cause de la reliure. Jusqu’à cette époque, aucun papier public ou privé, aucun écrivain en vers ou en prose ne s’était douté des hommes du Grütli ni de Guillaume Tell ; mais le temps, paraît-il, est un grand maître : à mesure qu’on s’éloigne des événemens, la mémoire devient plus riche et plus nette, le passé s’éclaire à distance, et l’âge rafraîchit les souvenirs. L’auteur anonyme du Livre blanc savait donc à fond tout ce qu’avaient ignoré ses devanciers. Il savait d’abord qu’un bailli de Sarnen, nommé Landenberg, avait donné l’ordre de ravir les bœufs d’un pauvre homme du Melchi, que le fils du pauvre homme avait blessé l’estafier venu pour exécuter cet ordre inique, sur quoi le bailli, n’ayant pu châtier le fils qui avait pris la fuite, s’était vengé sur le père en lui faisant crever les yeux et en confisquant tous ses biens. Voilà une anecdote qui restera, légèrement modifiée ; après l’auteur du Livre blanc viendra le chroniqueur Etterlin, qui, par une confusion très excusable, au