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L’homme, soutenu par les deux aides, gravit les degrés et se tint droit et raide devant la bascule. Le temps qu’il resta là est appréciable, il avait les yeux fixés devant lui, et n’articula pas une parole. Un des aides enleva d’un brusque mouvement la loque noire qui lui couvrait les épaules, et se plaça à sa droite, debout contre le panier rouge sur le couvercle duquel il posa la main. L’autre courut prendre son poste devant la lunette. L’exécuteur appliqua sa large main sur le dos du patient, le saisit par la courroie qui lie les deux poignets et le poussa en avant. La bascule décrivit un quart de cercle. On entendit deux ou trois cris de femmes ; l’exécuteur fit jouer le ressort qui maintient la demi-lune, elle s’abaissa. L’aide prit l’homme par les cheveux, l’exécuteur tourna la poignée qui fait manœuvrer le mouton ; le glaive passa comme un éclair noir. Alors il y eut un éclaboussement de choses funèbres : à des intervalles successifs, mais qu’une rapidité vertigineuse rendait simultanés, on vit glisser le couperet, le sang jaillir, la tête bondir dans le panier, le corps y rouler et le large couvercle se rabattre. C’est terrible !

Quatorze secondes, calculées sur une montre à galopeuse, s’étaient écoulées entre le moment où le condamné avait mis le pied sur la première marche et celui où le panier fut fermé. L’exécuteur descendit en courant comme pour fuir l’épouvantable théâtre sur lequel il venait de jouer le principal rôle. La manne est tirée hors de la plate-forme et poussée dans le fourgon qui l’attend au bas de l’échafaud. L’aumônier, revêtu du surplis, est monté dans sa voiture. Deux gendarmes partent au galop le long des murs de la Roquette. Le corbillard, le fiacre du prêtre, les suivent escortés par deux autres gendarmes. La foule s’écarte, et l’on peut voir au milieu d’elle des filles à la mode qui rient et agitent les bras avec des gestes imbéciles. Le cortège poursuit sa route grand train ; jamais enterrement n’est si rondement mené. On dirait que la justice et la société se hâtent de cacher l’œuvre qu’elles viennent d’accomplir. Tant qu’on est dans la rue de la Roquette, les gens s’empressent sur le seuil des portes pour voir passer ces choses lugubres ; place de la Bastille, boulevard Contrescarpe, place Mazas, on ne sait déjà plus ce que c’est ; les gendarmes seuls attirent les regards ; ils ont ralenti l’allure de leurs chevaux, et c’est au trot qu’on traverse le pont d’Austerlitz. Quelques volées de cloches lointaines sonnées au-dessus de Paris qui s’éveille semblent un appel aux prières pour celui qui n’a plus rien à démêler avec les hommes. Sur le boulevard de l’Hôpital, des bandes d’ouvriers alertes et causant se rendent à leurs chantiers ; quelques-uns s’arrêtent et s’interrogent. Place d’Italie, on comprend qu’on se rapproche du cimetière, les curieux font quelques pas pour suivre les voitures ; ils savent ce que le fourgon renferme, et ils voudraient