Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

courroie. Ainsi attaché, l’homme le plus robuste, le plus violent est neutralisé. La longueur des pas qu’il lui est permis de faire est calculée ; elle est inférieure à celle d’un pas normal ; s’il essayait de s’échapper ou de résister, à son premier mouvement un peu vif, il tomberait la face en avant. Du reste, qui penserait à fuir dans un moment pareil ? Le misérable, vaincu, désagrégé pour ainsi dire, ne se sent-il pas écrasé sous le poids de l’édifice social tout entier ?

On le fit rasseoir. L’aide prit les ciseaux ; il échancra circulairement la chemise pour mettre à découvert le cou et la naissance des épaules ; puis il tailla les cheveux de la nuque, proprement, avec soin, enlevant chaque mèche après l’avoir coupée et la jetant par terre. Pendant ce temps, l’aumônier lisait à demi-voix une prière en français dont quelques mots parvenaient aux assistans : miséricorde infinie, — repentir, — contrition, — qui a souffert, — qui est mort pour nous. — Le malheureux écoutait avec calme ; il n’avait pas bronché quand le froid des ciseaux avait touché sa chair. L’aide fit un geste pour indiquer que les préparatifs étaient terminés ; le prêtre s’interrompit. L’homme dit alors : « Je prie le monsieur de me couper une mèche de cheveux que M. l’aumônier enverra à mon frère. » L’aide abattit une touffe bouclée prise sur le sommet de la tête et la remit au prêtre, qui la serra dans le livre qu’il tenait à la main. « Où demeure votre frère ? » L’homme répondit. L’aumônier entendit mal, l’homme répéta, et, voyant qu’il n’était point compris, dicta lettre à lettre le nom du pays où il fallait adresser ce souvenir d’outre-tombe. La main du prêtre tremblait en écrivant ; le condamné, toujours assis, levait des yeux tranquilles sur les personnes qui l’environnaient. Si près de mourir, le vieil homme subsistait, car, de cette voix lente et traînarde qui lui était familière, il accusa encore ceux dont le témoignage lui avait mis le pied sur l’échafaud. L’aumônier se précipita vers lui pour chasser ces pensées mauvaises, le poussa dans l’angle du mur, et lui mit ses lèvres contre l’oreille. L’exécuteur, le chef de la sûreté, le directeur, regardèrent l’heure et échangèrent un coup d’œil : nous avons le temps. L’aumônier avait ramené le malheureux au milieu de la salle, sur le tabouret. Le croira-t-on ? il eut une sorte de regard nonchalamment ennuyé, comme s’il trouvait qu’on le faisait trop attendre. Parfois il levait les épaules avec un geste qui semblait vouloir dire : quel malheur ! et cherchait dans les yeux fixés sur lui un témoignage de compassion qu’il y rencontrait. L’aumônier tira de sa poche une petite fiole de vin, en versa le contenu dans un verre qu’il appuya aux lèvres du patient. Celui-ci le but lentement, comme boivent les gens du peupeé, en le savourant, et dit : « Merci bien. » Il fit un geste instinctif pour s’essuyer la bouche du revers de la main ; ses liens l’empêchèrent, une