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répétait souvent que les « princes ont du malheur en matière de complots, parce qu’on n’y croit que s’ils sont tués. » Il s’étudiait à rendre son abord effrayant, contractait ses sourcils, roulait des yeux farouches ; son ton était rude, sa voix aigre, jamais un sourire ; l’orgueil seul éclairait son visage. Vindicatif, plein de ruse, il se fit tellement craindre des Romains qu’ils l’appelaient un second Néron, ou plus volontiers le Néron chauve. Ses passions, que la douceur de régner avait endormies, se développèrent dans l’adversité avec une âpreté terrible. Son caractère, qui avait été corrompu de bonne heure, puis réprimé, s’exaspéra sous l’aiguillon du ressentiment. Hypocrite et perfide, il mettait du raffinement dans ses barbaries, de la noirceur dans ses actes de clémence. Il se plaisait tantôt à rassurer ceux qu’il allait tuer, tantôt à affoler de terreur ceux qu’il épargnait. On sait avec quelles caresses il renvoyait un acteur célèbre qu’il fit aussitôt mettre en croix (Titus avait bien tué à sa propre table Cécina) ; l’anecdote du banquet funèbre donné aux principaux sénateurs est encore plus connue.

Si la honte l’avait rendu féroce, le besoin le rendit rapace. Pour remplir le gouffre qu’avaient creusé les expéditions lointaines, l’augmentation de la paie militaire, les bâtimens, les spectacles, il fallait revenir aux traditions impériales. Les délateurs furent de nouveau tout-puissans ; on confisquait les héritages dès qu’un témoin affirmait qu’il avait entendu dire au défunt que césar serait son héritier ; paroles et actions devinrent crimes de lèse-majesté ; les morts furent pillés aussi bien que les vivans. Pourquoi raconter des horreurs qui sont l’opprobre de l’humanité ? Les formes de la tyrannie varient peu, et les premiers césars ont épuisé dans ce genre toutes les inventions. Il suffit d’énumérer les principales victimes. — Rusticus Arulénus est tué pour avoir loué Thraséa, Hérennius Sénécion pour avoir écrit la vie d’Helvidius Priscus, Maternus pour avoir dit du mal des tyrans, Céréalis parce qu’il a conspiré, Acilius Glabrio parce qu’il est en exil, Pompusianus parce qu’on lui a prédit l’empire, Saldius Coccéianus parce qu’il célèbre l’anniversaire de son oncle l’empereur Othon, Sallustius Lucullus parce qu’il a donné son nom à des lances nouvelles, Flavius Clémens parce qu’il est chrétien, Ælius Lamia parce qu’il avait jadis plaisanté sur sa femme Domitia que l’empereur lui a ravie, Pâris l’histrion parce qu’il est l’amant de Domitia, un élève de Paris parce qu’il ressemble à son maître, Flavius Clémens, cousin de l’empereur, parce que le crieur public, au lieu de le proclamer consul, l’a proclamé imperator. Les persécutions contre les chrétiens vont de pair avec les persécutions contre les stoïciens : les uns subissent le martyre sans se plaindre, les autres continuent de protester au nom de l’humanité et de la justice. La guerre commencée sous Néron, reprise sous Vespasien, redevient