Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transformer le bienfaiteur attentif de l’humanité en un tyran sombre ?

Le chagrin s’ajouta au sentiment de l’infamie. Domitia, sa femme, le trahit publiquement pour l’acteur Pâris ; son enfant, qu’il aimait comme le seul soutien de la dynastie, mourut en bas âge. Julie, sa nièce et sa maîtresse, mourut aussi pour avoir bu par son ordre un breuvage qui la devait faire avorter. Enfin le trésor était vide ; des guerres lointaines, l’or prodigué aux soldats pour qu’ils devinssent des complices, deux triomphes magnifiques dont certes l’ennemi n’avait point fait les frais, avaient achevé de l’épuiser. Pour le remplir, il fallait revenir aux confiscations, hériter des vivans, proscrire les innocens. C’en était fait d’un bon gouvernement. La science d’administrer, qui est une qualité en quelque sorte mécanique, n’allait point abandonner pour cela l’empereur ; mais elle allait se compliquer d’injustices, de violences et de meurtres.

C’est à cette époque de sa vie, qui comprend les huit dernières années de son règne, que remontent les portraits de Domitien : je parle des bustes et des statues que ses sujets multiplièrent, autant pour l’apaiser par leur zèle et par leur culte que pour se conformer aux traditions serviles de l’empire. La plus grande partie de ces images, qui remplissaient Rome et le monde, étaient en métal ; elles ont donc été fondues. Au VIe siècle, Procope n’en vit plus à Rome qu’une seule, sans doute la statue équestre qui était placée en avant de l’arc de Septime Sévère et regardait le Forum. La statue du Vatican, en costume militaire, le torse du Louvre, sans jambes et sans bras, le buste colossal que l’on voit également au Louvre, ont survécu à ces justes représailles des Romains. Il semble que le principal souci des sculpteurs ait été de donner à leur modèle un aspect héroïque. Le front a quelque chose de léonin qui est manifestement une réminiscence du front d’Alexandre, de même que la chevelure avec ses boucles touffues a quelque chose de la chevelure d’Hercule. Le nez est droit et presque grec ; les narines dilatées, la bouche entr’ouverte respirent le courage et l’ardeur guerrière ; les favoris sont marqués légèrement comme sur les joues du dieu Mars. Les sourcils sont froncés et menaçans ; les yeux, enfoncés sous leur large cavité, sont beaux, pleins d’orgueil et de défi ; le menton seul rappelle Vespasien, parce qu’il est accusé et saillant ; le cou est d’une ampleur athlétique : en un mot, le type, dans son ensemble, paraît singulièrement ennobli par l’art. La nature a servi de texte, et il n’est point douteux qu’elle ne se prêtât à être idéalisée ; mais les artistes ont exagéré ses traits distinctifs et ajouté le caractère le plus propre à flatter leur modèle. Or celui qui avait si impudemment triomphé des Cattes, des Marcomans et des Daces ne devait reculer devant aucune imposture ; il ne pouvait manquer de se faire