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prêt, les Daces étaient chargés de butin et si las de piller qu’ils offrirent la paix.

Tant de modération aurait dû enhardir le bouillant césar : il repoussa les propositions de paix, il est vrai ; mais lorsqu’il s’agit d’attaquer l’ennemi, le cœur lui faillit. Le malheureux n’avait jamais vu la guerre ; il n’avait exercé ni son corps aux fatigues, ni son âme au courage ; il croyait toutefois que le génie militaire se révèle comme l’appétit devant un festin. La réalité déjoua ces illusions de novice ; devant le danger, ces fumées de gloire se dissipèrent, les beaux plans de campagne combinés sur la route furent oubliés ; tout l’héroïsme, qui n’était que dans l’imagination, tomba. Le césar fut ému par la vue de ces hordes de barbares qui paraissaient si bien disposés à se défendre ; il pâlit à la pensée de voir tourner contre lui cette forêt de lances et d’épées ; il eut peur et prit la fuite. Il remit le commandement de l’armée à Cornélius Fuscus et repartit précipitamment pour Rome. Ce qu’il souffrit, quels visages consternés il rencontra sur sa route, comment il cacha sa confusion, l’histoire ne le dit pas ; mais on peut mesurer son supplice à l’effort qu’il tenta bientôt.

On apprit que Cornélius Fuscus avait passé le Danube sur un pont de bateaux, qu’il avait livré bataille, qu’il avait été vaincu et tué. Comme tous les lâches, Domitien, une fois loin du péril, retrouvait son empire sur lui-même, sa volonté et quelques velléités de bravoure. Il partit aussitôt, rassembla une nouvelle armée, poussa jusqu’en Mésie et même jusqu’aux eaux du Danube, vit sur l’autre rive galoper les cavaliers ennemis ; le cœur lui faillit de nouveau. Les Daces, enorgueillis par deux victoires, lui apparaissaient invincibles, et le décébal Diurpanéus prenait à ses yeux les proportions d’un Alexandre. — Il expédia divers corps d’armée commandés par des chefs soigneusement choisis, se tint loin du théâtre de la guerre, dans une ville bien fortifiée, entouré lui-même d’une armée, écrivant seul à Rome, rejetant les échecs sur ses lieutenans, se faisant honneur de leurs succès, sauvant, à ce qu’il croyait, les apparences et l’honneur impérial. Il eut même un accès de bravoure lorsqu’il reçut la nouvelle d’une grande victoire remportée à Tapæ par Julien, qui avait failli arriver jusqu’à Sarmizegethusa, capitale des ennemis. Cet exploit le remit en humeur martiale, et il voulut se montrer digne enfin de régner sur les Romains. La prudence lui conseillait de ne point s’attaquer aux Daces, surtout après une défaite qu’ils voudraient venger. Il avisa les Marcomans, peuple voisin, beaucoup moins redoutable, qui avait refusé de lui fournir des contingens et qui méritait d’être châtié. Les Marcomans paraissaient tranquilles, en pleine paix ; ils feraient sans doute comme les Cattes, laisseraient ravager leur territoire et remporter de faciles trophées.