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droit de naissance ; ses courtisans ne le détrompent point, car sur plan la victoire se combine avec une merveilleuse complaisance. L’héroïsme devient si simple ! On part avec une grosse armée, on ravage les moissons, on aperçoit l’ennemi, on pousse en avant des troupeaux d’hommes dont on admire le choc ; dès qu’un vide se fait, on le remplit par des masses nouvelles, et quand vingt mille cadavres sont étendus d’un côté, trente mille de l’autre, la nuit arrive, on se trouve vainqueur, on soupe au milieu des fanfaronnades, et l’on s’endort couronné de lauriers. Heureux les pays où ceux qui règnent sont impuissans à jeter ainsi les peuples les uns sur les autres ! Domitien n’avait besoin ni de consulter les Romains, ni d’avertir des voisins qui ne l’attendaient point. Il s’avança enseignes déployées, porta partout le fer et la flamme, vit fumer quelques chaumières, amener quelques vieillards dont les pieds n’avaient pas été assez rapides, et s’épuisa en marches et contre-marches sans rencontrer l’ennemi. Les Cattes étaient dans une sécurité si complète qu’ils n’avaient fait aucun préparatif[1] ; ils se retiraient dans les profondeurs des forêts, laissaient passer le torrent et n’essayaient même pas de se venger. Domitien dut regagner Rome comme il en était parti ; l’expédition la plus injuste était devenue la promenade militaire la plus ridicule. La honte de reparaître devant les Romains le réduisit à des expédiens misérables : ce prince si fier et si intelligent se fit le plagiaire de Caligula le fou. Il mentit, inventa des victoires, accommoda en captifs germains des esclaves achetés en secret[2], tira du garde-meuble impérial des trophées qui avaient déjà servi, et à la face de l’univers célébra le triomphe le plus propre à déshonorer le nom romain.

Le sénat ne manqua pas de lui décerner le titre de Germanicus qu’on grava sur les monnaies, le consulat pour dix ans, la censure pour toute sa vie ; il décréta que le mois d’octobre[3], témoin de si beaux exploits, s’appellerait désormais le mois Germanicus ; par bonheur, la postérité n’a pas sanctionné ce décret : c’est bien assez déjà qu’elle ait accepté le mois de Jule et le mois d’Auguste. Domitien fut autorisé à siéger désormais au sénat en vêtement triomphal, entouré de vingt-quatre licteurs. Un arc de triomphe fut élevé, soutenu par des colonnes doriques, surmonté de deux chars traînés par des éléphans. La numismatique épuisa ses symboles et son génie inventif pour éclipser Titus. Les monnaies ne montrèrent plus que les effigies armées de Pallas, des boucliers, des trophées, des Victoires aux grandes ailes, des lions avec une épée dans la gueule, des aigles avec une palme, des Germains captifs, la

  1. Zonaras, p. 580, b ; Pline, Panégyrique, 20.
  2. Tacite, Vie d’Agricola, 39.
  3. Dion Cassius, LXXVII, 4.