Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/172

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

modèle. Elles sont intéressantes, et méritent d’être détachées. Avec moins de séduction que Titus, Domitien le parodie d’une manière plus mâle et plus efficace. Il est plein d’abandon, mais il se dirige ; il semble tout prodiguer, mais il gouverne ; ses débuts inspirent aux Romains une joie et une sécurité qu’approuve la raison. Sobre, vigilant, actif, le nouveau césar garde toute sa liberté d’esprit. Il rassasiait sa faim au premier repas et le soir soupait à peine ; une pomme et une boisson chaude lui suffisaient. Il donnait des festins magnifiques, mais comme à la hâte, ne souffrant jamais qu’ils se prolongeassent après le coucher du soleil, ni qu’on y fît aucun excès. Il ne voulait point de ministres ni de favoris ; il s’occupait lui-même des affaires et tenait à distance les affranchis qu’il employait. Aucun d’eux ne put abuser de sa confiance ni s’élever au-dessus de sa condition, comme ils l’avaient fait sous les règnes précédens. Un affranchi avait-il détourné des matériaux destinés à la construction du temple du Capitole pour élever un tombeau à son fils, Domitien envoyait des soldats pour démolir le tombeau et jeter les cendres à la mer. Chaque jour, il se renfermait pendant une heure pour méditer, rentrer en lui-même et se tracer probablement un plan de conduite. Les familiers, qui se sentaient exclus et impuissans, prétendaient qu’il ne faisait pendant ce temps rien autre chose que de percer des mouches avec un poinçon. Vibius Crispus, qui se morfondait dans l’atrium avec les autres courtisans, pouvait répondre plaisamment lorsqu’on lui demandait s’il n’y avait personne avec l’empereur : « Non, pas même une mouche ! » Trop heureux les Romains, si Domitien avait trouvé ce dérivatif pour ses instincts sanguinaires, ou plutôt si cette occupation machinale et ridicule de ses doigts laissait à son esprit plus de lucidité !

Ce qui est certain, c’est qu’il rendait la justice avec un soin particulier et une grande régularité. Il révisait les procès, cassait les sentences iniques, poursuivait les concussions et la brigue. Il excita un jour les tribuns à poursuivre un édile avare devant le sénat. Il notait d’infamie les juges corrompus à prix d’argent et tous ceux qui les avaient assistés. Il avertissait les magistrats de ne point accueillir trop légèrement les plaintes qu’on leur adressait. Impitoyable pour les délateurs de profession, il condamnait à l’exil même les accusateurs qui avaient spontanément dénoncé un citoyen innocent et n’avaient pu fournir aux tribunaux la preuve qu’ils avaient promise. Il répétait et appliquait cette belle maxime : « un prince qui ne châtie pas les délateurs les encourage. » Il contenait si bien les magistrats de Rome et les gouverneurs des provinces, que jamais ils ne furent plus modérés ni plus justes. Enfin il prit une mesure qui mérite d’autant plus les éloges qu’elle est plus contraire aux tendances du pouvoir absolu : il supprima les libelles diffamatoires