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un desservant du temple d’Isis. Le matin, déguisé en prêtre, il s’échappa, s’enfuit au-delà du Tibre, demandant asile à la mère d’un de ses camarades d’école, et put échapper aux poursuites de la multitude furieuse qui avait tué Sabinus. Il ne reparut que lorsque Vitellius fut mort, lorsque les légions qui avaient proclamé et précédé son père furent établies victorieuses dans Rome. Aussitôt il fut salué césar, reconduit par les soldats à la maison paternelle. Le sénat lui décerna le titre de préteur de Rome avec la puissance consulaire, et admira les paroles qu’il daigna prononcer avec une rougeur fréquente et un air modeste. Comme il était incapable de remplir ses fonctions, il laissa à l’autre préteur le soin de rendre la justice. A dix-sept ans, il ne voyait dans le pouvoir que des jouissances inconnues et le droit de tout oser. Rome était pour lui une ville prise d’assaut : cinquante mille cadavres en effet étaient étendus dans les faubourgs et jusque dans les rues ; il vécut comme en pays conquis, ne songeant qu’à ses plaisirs. Il séduisit ou violenta d’abord les femmes de plusieurs nobles personnages, tomba ensuite éperdument amoureux de Domitia, femme d’Ælius Lamia ; il l’enleva à son mari et s’y attacha tellement qu’il l’épousa. Le pillage était une conséquence naturelle de la victoire. Le Palatin et les richesses accumulées dans la maison dorée de Néron étaient d’une merveilleuse ressource pour les festins et la débauche. Domitien se procura l’argent qui lui était nécessaire en faisant trafic des places et des honneurs. En un seul jour, il distribua plus de vingt charges dans la ville et dans les provinces ; le scandale fut tel que Vespasien écrivit d’Égypte à son fils « pour le remercier de ne pas l’avoir destitué lui-même. » Ce qu’il disait par forme d’ironie aurait pu devenir une vérité, car le jeune césar, maître de Rome et du sénat, aurait voulu profiter de l’éloignement de son père pour revendiquer seul l’empire. Seul il avait été proclamé par le peuple, seul il disposait de l’Italie et des provinces ; mais déjà Mucien était arrivé, Mucien, le tout-puissant gouverneur de Syrie. Il était suivi d’une armée dévouée, il avait les pouvoirs et le sceau de l’empereur, se vantait d’avoir forcé Vespasien à monter sur le trône, et laissait dire aux Romains que Vespasien était sa créature, qu’il avait fait un empereur et n’avait point voulu l’être ; c’était donc un point d’honneur pour lui d’achever son œuvre en restant fidèle à ses propres déclarations. Sa seule présence suffit pour reléguer Domitien au second rang ; toutefois les ménagemens qu’il devait garder envers le fils de son ami ne rendirent point sa tâche facile. Le tempérament fougueux du jeune prince s’était développé avec violence, et le jetait dans les extrémités les plus opposées.

Sentant que l’empire n’appartenait qu’à la force et qu’il ne pouvait rien entreprendre sans gloire militaire ou sans soldats,