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trouvera donc dans la même situation que celle de Suez, qui, bien qu’ayant son siège principal en France, ne porte aucun ombrage au gouvernement égyptien, puisqu’elle est obligée de se conformer aux conditions imposées par celui-ci. Le gouvernement turc n’a d’ailleurs pas témoigné la moindre crainte pour son autonomie, car il n’a pas hésité à octroyer la concession qui lui était demandée.

Après la Turquie, la puissance la plus intéressée à la construction du chemin est l’Angleterre. La mise en communication directe avec l’Inde, l’ouverture de pays inexploités, donneraient à son commerce de grands débouchés, et s’opposeraient à l’envahissement de ces contrées par la Russie, qui s’avance à pas de géant vers le Golfe-Persique et les frontières de l’Inde. Le Caucase, le Turkestan, la Boukharie, sont aujourd’hui sous sa domination ; demain, ce sera le tour de la Perse, et qui sait si quelque jour l’Inde elle-même ne sera pas l’objet de ses convoitises ? Qu’elle triomphe facilement de l’Angleterre, ce n’est pas probable ; mais enfin elle peut lui susciter des difficultés sérieuses en soulevant contre elle les peuples soumis à sa puissance. C’est par les progrès de la civilisation plus que par les armes qu’on conjurera ce danger ; quand les populations auront entrevu les bénéfices que peut leur procurer un commerce régulier, qu’elles apprécieront les avantages matériels de l’établissement du chemin de fer, elles n’iront pas de gaîté de cœur compromettre ces résultats, ni se soulever contre ceux à qui elles les devront. En tout état de cause, si l’Angleterre avait à redouter une agression directe, l’établissement d’un chemin de fer, qui lui permettrait de transporter des troupes et du matériel de guerre jusqu’au cœur des provinces menacées, serait pour elle, comme pour la Turquie, une puissante garantie de l’intégrité de ses possessions.

Si la Russie elle-même laissait de côté ses rêves ambitieux de domination, elle aurait tout intérêt à la prochaine exécution d’un chemin qui, relié un jour par des embranchemens avec les provinces de l’empire, pourrait être pour celles-ci l’origine d’un grand développement commercial et industriel. Ce qui fait la puissance d’une nation, ce n’est pas tant l’étendue de ses frontières que la prospérité de ceux qui la composent. Si donc les Russes, en tant qu’individus, trouvent de l’avantage à commercer librement avec les autres peuples, et si le chemin de l’Euphrate leur permet de se. procurer plus facilement les objets dont ils ont besoin, de vendre plus avantageusement ceux qu’ils produisent, comment la Russie, comme nation, pourrait-elle n’y pas trouver son compte ? Il est temps d’en finir avec cette vieille politique qui distingue sans cesse l’intérêt public de l’intérêt même des individus, et qui, sous prétexte de servir le premier, sacrifie le second. Lorsque tout le monde