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réalité nue, Satan est tout bonnement stupide, et depuis qu’on a clairement senti cela, il a été impossible de lui faire l’honneur d’admettre son existence réelle. Nous aurions pu prolonger cette étude rétrospective des ouvrages qui ont continué, pendant tout le XVIIIe siècle et de nos jours encore, une controverse désormais inutile. Depuis que la constitution réelle de l’univers a dissipé les illusions qui servaient de cadre indispensable à la personne du vieux Satan, c’est-à-dire le ciel fermé, les enfers souterrains et la terre au milieu, depuis que l’on a dû reconnaître la toute-présence et la vie partout active de Dieu dans l’universalité des choses, il n’y a plus, à vrai dire, de place pour lui dans le monde. Rien de pénible et de puéril comme les efforts de quelques théologiens réactionnaires, en Allemagne et ailleurs, pour redonner une ombre de réalité au vieux fantôme sans tomber dans les grosses superstitions que décidément nos rétrogrades eux-mêmes ne peuvent plus digérer. C’est en vain qu’on cherche à lui conserver une place tant soit peu honorable dans quelques traités dogmatiques ou dans des cantiques piétistes. La partie saine du clergé et des populations hausse les épaules ou s’irrite. On permet encore à Satan d’être une expression, un type, un symbole consacré par le langage religieux, mais voilà tout. Quant à lui faire une position quelconque dans les lois, les mœurs, la vie réelle, il n’en est plus question.

Cependant n’y aurait-il absolument rien à tirer de cette longue erreur, qui tient tant de place dans l’histoire des religions et même remonte jusqu’à leurs premières origines ? Faudrait-il avouer que sur ce point l’esprit humain s’est nourri pendant tant de siècles de l’absolument faux ? Cela ne saurait être. Il faut de toute nécessité qu’il y ait eu quelque chose dans la nature humaine qui ait plaidé en sa faveur et maintenu à travers les générations une foi contraire à l’expérience. Je ne dirai pas, comme quelques penseurs, que c’était l’aisance avec laquelle cette doctrine du diable permettait de résoudre le problème de l’origine du mal, car le fait est qu’elle ne résolvait rien. Elle reportait dans le ciel le problème que l’on croyait insoluble sur la terre ; mais qu’y gagnait-on ? Ce qui bien plutôt a soutenu la foi au diable, ce qui en constitue, à vrai dire, l’éternel fondement, c’est la puissance du mal en nous et hors de nous. J’admire la singulière tranquillité d’esprit avec laquelle presque tous nos philosophes français envisagent cette question, ou plutôt l’oublient pour se répandre en phrases éloquentes sur le libre arbitre. Mettons-nous donc en face des réalités. Le fait est que le meilleur d’entre nous est à cent lieues de l’idéal qu’il se propose à lui-même, qu’il est trop faible pour le réaliser, et qu’il en convient dès qu’il est sincère. Un autre fait encore, c’est que nous sommes à chaque