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demandé pourquoi ses cheveux grisonnaient déjà, bien qu’il eût trente ans à peine. « De douleur, avait-il répondu, à cause de tant de sorciers que j’ai dû préparer à la mort et dont aucun n’était coupable. » C’est de lui que provient une Cautio criminalis, imprimée sans nom d’auteur en 1631, et qui, sans nier la sorcellerie ni même la légitimité des peines légales édictées contre elle, adjure les inquisiteurs et les magistrats de multiplier les précautions pour ne pas condamner tant d’innocens au dernier supplice. Avant lui, un médecin protestant, Jean Weier, attaché à la personne du duc Guillaume de Clèves, avait écrit dans le même sens un ouvrage fort savant pour l’époque, fruit de lointains voyages et d’observations nombreuses, dans lequel, tout en admettant la réalité de la magie, il niait la sorcellerie proprement dite, et accusait violemment le clergé d’entretenir les superstitions populaires en faisant croire aux bonnes gens que les maux dont il ne pouvait les délivrer avaient pour auteurs des sorciers vendus au diable. Il y avait du courage à tenir de tels propos en ce temps-là. Se poser en défenseur des sorciers, c’était s’exposer à être accusé soi-même de sorcellerie, et les exemples ne sont pas rares dans ces tristes annales de juges et de prêtres victimes de leur humanité ou de leur équité, c’est-à-dire condamnés et brûlés avec ceux qu’ils avaient essayé de sauver. Le médecin français Gabriel Naudé entreprit dans le même cours d’idées son Apologie des hommes accusés de magie (1669) ; mais les causes dont nous avons écrit la lente influence n’avaient pas encore transformé les esprits de telle sorte qu’ils fussent capables de s’émanciper du diable. Il fallait d’une part une démolition radicale de l’édifice, et de l’autre une justification religieuse de cette destruction. Là comme ailleurs, le progrès ne pouvait s’opérer d’une manière puissante qu’à la condition d’ajouter aux argumens de l’ordre purement rationnel la sanction du sentiment religieux. Autrement l’opinion générale se divise en deux camps qui se font mutuellement échec, et restent à se menacer du regard sans avancer d’un pas. Ce qui était venu de l’église devait s’en aller par l’église. L’honneur d’avoir porté un coup décisif à la superstition diabolique revient au pasteur hollandais Balthazar Bakker, qui s’avança dans la lice, non plus seulement au nom du bon sens ou de l’humanité, mais en théologien, et publia son fameux livre intitulé le Monde enchanté (1691-1693). Quatre mille exemplaires écoulés en deux mois, la rapide traduction de ce gros ouvrage dans toutes les langues de l’Europe, les controverses ardentes qu’il suscita et auxquelles il a seul survécu dans la mémoire de la postérité, tout cela montre jusqu’à quel point ce livre fit époque.

Assurément les démonstrations du théologien hollandais