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multitude se contenta de penser que le Christ, descendu aux enfers, avait, en vertu du droit du plus fort, enlevé à Satan les âmes qu’il retenait captives ; mais cette idée grossière se raffina. Irénée enseigna que les hommes, depuis la chute, étaient de droit la propriété de Satan, qu’il eût été injuste de la part de Dieu de lui ravir violemment ce qui était à lui, que par conséquent le Christ, en qualité d’homme parfait et indépendant du diable, s’était offert à lui pour racheter le genre humain, et que le diable avait accepté le marché. Bientôt pourtant on s’aperçut que le diable avait fait un très sot calcul, puisqu’en définitive le Christ n’était pas resté en son pouvoir. Origène, dont il ne faut pas toujours prendre les enseignemens ecclésiastiques pour des représentations littéralement exactes de ses vues réelles, se fit l’organe d’un point de vue qui admettait sans répugnance que, dans l’œuvre de la rédemption, le Christ et Satan avaient joué au plus fin, celui-ci croyant qu’il garderait en son pouvoir une proie qu’il préférait à tout le genre humain, le Christ sachant bien qu’il ne demeurerait pas entre ses mains. Ce point de vue, qui aboutissait à faire de Satan la partie trompée et de Jésus la partie trompeuse, tout scandaleux qu’il nous paraisse, n’en fit pas moins fortune, et fut longtemps prédominant dans l’église. On conçoit qu’une telle manière d’envisager la rédemption n’était pas faite pour diminuer le prestige du diable dans les esprits. Rien n’augmente la peur de l’ennemi comme des descriptions à perte de vue de sa puissance et des dangers que l’on court quand on est exposé à ses attaques, d’autant plus que, par une contradiction singulière dont l’ancienne théologie ne sut jamais se tirer, le diable déclaré vaincu, terrassé, réduit à l’impuissance par le Christ victorieux, n’en continuait pas moins d’exercer son pouvoir infernal sur la grande majorité des hommes. Les saints seuls pouvaient se dire à l’abri de ses embûches, et encore selon les légendes, qui commençaient à se répandre, que ne leur avait-il pas fallu de prudence et d’énergie pour y échapper ! Tout subissait l’influence de cette préoccupation continue. Le baptême était devenu un exorcisme. Se faire chrétien, c’était déclarer qu’on renonçait à Satan, à ses pompes, à ses œuvres. Être chassé de l’église pour indignité morale ou pour hétérodoxie, c’était « être livré à Satan. » Ce fut aussi pendant cette période que se développa la doctrine de la chute des anges maudits. Tantôt on crut qu’il s’agissait de démons dans ce verset mythique de la Genèse qui raconte que « les fils de Dieu » s’unirent aux filles des hommes, qu’ils trouvaient belles, et dans cette hypothèse la luxure fut considérée comme leur péché originel et leur inspiration continuelle ; tantôt, et puisque cela n’expliquait pas la présence antérieure d’un