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missionnaire qui s’était efforcé de lui donner quelques notions de moralité, — à citer quelques exemples montrant qu’il savait distinguer le bien du mal : — Le mal, dit-il, c’est un autre qui vient prendre mes femmes ; le bien, c’est moi qui prends les siennes. — Les dieux des sauvages sont donc nécessairement des dieux sauvages. Ils ont le plus souvent des formes hideuses, comme leurs adorateurs se croient tenus de se rendre hideux pour aller au combat ou simplement pour se parer. Le beau pour eux, c’est le bizarre et le grotesque ; le mystérieux, c’est l’étrange, et l’étrange, c’est l’effrayant. Pour nos ancêtres européens, l’étranger était tout à la fois l’hôte et l’ennemi (hostis). N’en déplaise aux poètes, la religion des peuples de cette catégorie revient en fait à l’adoration de génies ou démons d’un mauvais caractère. Lorsque des peuples sauvages, qui ne vivent que de chasse et de pêche, on passe aux peuples pasteurs et surtout aux agriculteurs, cette adoration des dieux méchans n’est plus aussi exclusive. Cependant on retrouve encore le plus souvent chez eux la prédominance du culte des dieux redoutables. Citons seulement à titre d’exemple cette naïve prière des Madécasses, qui reconnaissent, entre beaucoup d’autres, deux divinités créatrices, Zamhor, qui fait les bonnes choses, et Nyang, qui fait les mauvaises :


« O Zamhor ! nous ne t’adressons pas de prières. — Le dieu bon n’a pas besoin qu’on le prie. — Mais il nous faut prier Nyang. — Il nous faut apaiser Nyang. — Nyang, méchant et puissant esprit, — ne fais pas gronder le tonnerre sur nos têtes ! — Dis à la mer de rester dans ses bords. — Épargne, Nyang, les fruits qui mûrissent. — Ne sèche pas le riz dans sa fleur. — Ne fais pas accoucher les femmes pendant les jours maudits. — Tu le sais, tu règnes déjà sur les méchans, — et il est grand, Nyang, le nombre des méchans. — Ne tourmente donc plus les bonnes gens. »


Il serait facile de multiplier les faits attestant ce trait caractéristique de la religion des peuples primitifs, que la terreur tient plus de place dans leur piété que la vénération ou l’amour. De là l’énorme quantité d’êtres malfaisans de second ordre que connaissent toutes les religions inférieures et qui se retrouvent dans les superstitions populaires longtemps adhérentes aux religions d’un niveau spirituel plus élevé. Dans les grandes mythologies, comme celles de l’Inde, de l’Égypte ou de la Grèce, le dualisme apparent de la nature se reflète dans la distinction qui s’opère entre les dieux de l’ordre et de la production et les dieux de la destruction et du désordre. Le sentiment qu’en définitive l’ordre l’emporte toujours dans les combats que se livrent les forces opposées de la nature