Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/1060

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas en un jour les souvenirs de plusieurs siècles de barbarie : il n’y a pas longtemps que les brigands de profession étaient honorés de la faveur des princes indigènes et se sentaient l’objet de l’admiration publique. Une vieille légende se raconte encore chez les gens de la montagne sans qu’on en rougisse. Lorsque Dieu eut créé le monde, chaque peuple reçut un royaume en partage. Seuls, les habitans du Caucase avaient été oubliés. Alors le Tout-Puissant, qui voulait les dédommager avec usure, leur octroya la permission de vivre aux dépens de leurs voisins, ce qu’ils prirent l’habitude de faire, et ils en retirèrent d’amples profits.

Des savans d’un mérite reconnu, MM. Ruprecht, Radde, Abich, ont exploré les pentes inférieures du Caucase comme géologues et comme naturalistes. Quoiqu’ils aient signalé ce que ces provinces recèlent de plus intéressant, il reste encore à glaner derrière eux. Les touristes qui ne chercheront, comme M. Freshfield, que les panoramas grandioses de la nature ont devant eux un champ plus vaste d’imprévu. Ce n’est pas que cette chaîne de montagnes, jetée comme une barrière entre l’Europe et l’Asie, présente les innombrables ramifications du massif des Alpes; elle est plutôt semblable aux Pyrénées en ce sens qu’il ne s’y trouve qu’une ligne de faîte bien dessinée. La nature y est belle; les azalées, les rhododendrons et les roses trémières fleurissent à de grandes hauteurs; la sombre verdure des sapins et des cyprès se montre près des glaciers.

M. Freshfield conseille donc à ses confrères de l’Alpine club de consacrer aux montagnes du Caucase quelques-uns des mois de loisir qu’ils passent d’ordinaire en Suisse. Est-ce d’ailleurs une contrée bien lointaine? Pas autant qu’on se le figure en général. De Constantinople ou d’Odessa, on se rend à Poti par bateaux à vapeur. Il se construit une voie ferrée entre Poti et Tiflis, et lorsque le chemin de fer sera prolongé jusqu’à Bakou sur la mer Caspienne, ce qui est en projet, la Géorgie sera l’une des voies les plus rapides pour pénétrer dans l’Asie centrale. Les Russes, qui ont pris une position stratégique avantageuse dans ces provinces, à portée de la Perse et de la vallée de l’Euphrate, entre la Méditerranée et la Caspienne, ne négligeront rien, on peut y compter, pour pacifier le pays, rendre les communications promptes et rapides, et importer les bienfaits de la civilisation moderne, qui sont en définitive le moyen le plus sûr de s’approprier une conquête nouvelle.


H. BLERZY.


C. BULOZ.