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REVUE. — CHRONIQUE.

plus de 200 kilomètres à vol d’oiseau, et les cimes des montagnes, toujours supérieures à la limite des neiges perpétuelles, sont flanquées de magnifiques glaciers qui surpassent en beauté ceux des Alpes. Ce fut le théâtre des explorations de M. Freshfield et de ses compagnons. C’était un terrain vierge qu’aucun Européen n’avait encore parcouru, car les topographes russes en avaient fait la carte à distance, et les voyageurs étrangers que l’amour des recherches scientifiques attirait dans cette région s’étaient tenus de préférence dans les vallées inférieures. Le premier acte des touristes anglais fut l’ascension du Kasbek. Située près de la passe de Dariel, qu’elle domine de sa hauteur, cette belle montagne est la mieux connue de tout le massif du Caucase. On en avait souvent tenté l’escalade, et toujours sans succès. L’entreprise est en effet difficile, et l’on conçoit qu’elle était au-dessus des forces de voyageurs vulgaires qui n’étaient ni équipés ni préparés par leurs habitudes antérieures à de tels exercices. Après avoir passé la nuit à l’abri d’une tente, sur un glacier, à 3,500 mètres d’altitude, nos voyageurs laissèrent en arrière leurs porteurs indigènes, qui n’osaient monter plus haut, et s’aventurèrent seuls au milieu des neiges. La pente était si raide qu’il fallut marcher quatre heures durant en s’aidant des genoux et des mains. Enfin ils atteignirent le sommet, d’où la vue était splendide, comme on pense. Seulement ils n’avaient rien à leur disposition pour attester d’une façon irréfutable qu’ils étaient parvenus au point culminant, si bien que lorsqu’ils furent redescendus, on ne voulut pas croire qu’ils eussent réellement été jusqu’en haut. « Comment, disait-on, voilà soixante ans que des capitaines, des colonels et même des généraux russes essaient d’escalader cette montagne sans pouvoir y réussir, et ces quatre étrangers en seraient venus à bout en quelques jours! c’est impossible. »

Après ce premier triomphe, M. Freshfield et ses compagnons entreprirent de suivre entre le Kasbek et l’Elbruz le pied des glaciers et des neiges perpétuelles, œuvre en réalité plus ardue que l’ascension d’une simple montagne, car il s’agissait de voyager plusieurs semaines durant dans une contrée inconnue, en dehors des routes, loin des auberges et de la protection des garnisons russes. Les sentiers étaient parfois impraticables aux bêtes de somme, et les indigènes étaient souvent malfaisans. Voici par exemple la Souanétie, pays qui se compose du bassin supérieur de la rivière Ingour. Sauf un étroit défilé par lequel la rivière s’échappe, on n’y arrive qu’en franchissant des crêtes couvertes de glace et de neige. Les habitans sont sauvages et farouches, ce qui se conçoit sans peine de gens qui vivent isolés du reste du monde. Le gouvernement russe, jaloux de maintenir la tranquillité dans cette vallée, après avoir obtenu des natifs une promesse de soumission, y avait laissé d’abord plusieurs garnisons. Il n’y a plus maintenant qu’un poste de dix cosaques sur un territoire qui mesure