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encore il y a soixante ans, on avait d’excellentes raisons pour rester chez soi, — les guerres continentales, la fatigue et la longueur des déplacemens, la dépense. On ne pouvait traverser la France à moins de s’enfermer des journées entières dans la caisse étroite d’une voiture; s’embarquer, c’était s’exposer au hasard des vents et des tempêtes; franchir l’Atlantique, c’était s’expatrier, tandis qu’aujourd’hui on part à jour fixe pour New-York, on parcourt l’Amérique en wagon, et l’on prend à San-Francisco la correspondance pour le Japon ou pour la Chine avec moins d’embarras souvent qu’on n’en éprouvait au siècle passé dans un voyage de Paris à Marseille.

La Suisse est devenue un champ favori d’excursions pour ceux qui préfèrent les beautés de la nature au tableau plus animé d’une grande ville. Nos pères se contentaient de considérer les Alpes de loin lorsqu’ils allaient en Italie par la vallée du Rhône. Les récits des voyages de M. de Saussure dans le groupe du Mont-Rose et du Mont-Blanc furent presque une révélation; jusqu’alors on avait redouté les montagnes comme étant d’aspect trop sauvage et de parcours trop difficile. On fut tout étonné d’entendre dire qu’il n’y a rien de plus beau que les vallées profondes, ni de plus curieux que l’ascension d’un glacier; puis la mode s’en mêla, et elle fut durable parce qu’elle était justifiée. On va maintenant en Suisse pour voir ce que tout le monde a vu, et l’on y retourne parce que l’on a été séduit par ces grands spectacles de la nature. Les uns se contentent de suivre les sentiers frayés, il leur suffit de voir les neiges perpétuelles à distance ; d’autres, plus entreprenans, ne sont satisfaits qu’après avoir escaladé les cimes et franchi les crêtes. Les Anglais surtout se distinguent dans ces entreprises aventureuses. Nous autres Français, nous aimons les montagnes pour l’effet qu’elles font en perspective, pour l’air pur que l’on y respire, pour l’exercice salutaire auquel on se livre en y vivant quelques jours. Nos voisins d’outre-Manche veulent absolument fouler les sommets de leur pied orgueilleux, comme s’ils avaient conscience d’être plus forts après avoir atteint les endroits que la nature semblait avoir rendus inaccessibles. Aussi est-ce en Angleterre que se fonda le premier Alpine club de l’Europe. Ses membres sont d’intrépides amateurs qui se sont donné la mission d’explorer chacune des chaînes du massif des Alpes, de pénétrer dans les vallons les plus oubliés, de réaliser les ascensions les plus périlleuses. Des associations analogues se sont formées en Allemagne et en Italie; mais elles n’ont pas autant d’ardeur que celle de Londres. Les Anglais ont mis les ascensions alpestres au rang de leurs exercices nationaux, comme le cricket et les courses de chevaux. Toutefois le massif des Alpes, si vaste qu’il soit, est devenu bientôt un théâtre trop restreint pour leurs exploits. Quelques-uns sont allés plus loin chercher des montagnes moins connues; tantôt ce sont les Pyrénées, tantôt c’est l’Islande ou la Norvège qui les attire. Les plus hardis vont jusqu’en Asie explorer l’Himalaya,