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ment de hisser son talent au niveau de son ambition. M. de Kératry tient à faire, savoir qu’il est tenace et renouvelle dix fois pour une ses interpellations oiseuses. M. Ordinaire, un inconnu celui-là, fait les commissions de M. Rochefort, et dépouille sur le bureau de la chambre le courrier de Sainte-Pélagie. Quoi encore ? M. Garnier-Pagès arrive avec une colère essoufflée et prend à partie, sans qu’on sache à quel propos, le père de M. Émile Ollivier. Il a grand tort ; comme le père du garde-des-sceaux connaissait bien les hommes de son parti lorsqu’il disait à son fils qu’il les trouverait devant lui implacables, d’autant plus implacables qu’ils auraient été contraints de l’imiter en rentrant dans la vie publique !

Franchement, en quoi ce tapage de vanités, ce prurit de déclamations et d’injures, intéressent-ils la liberté et la France ? C’est du temps perdu, voilà tout. En suivant ces débats, nous ne pouvions détourner nos regards du parlement anglais, qui vient de se rouvrir. Le premier jour, on a discuté l’adresse, et quelques heures ont suffi pour en finir. M. Gladstone a proposé à la chambre des communes d’annuler l’élection du fenian O’Donnovan-Rossa, et on ne s’est pas beaucoup préoccupé de savoir si on allait mécontenter les électeurs de Tipperary. En Angleterre, les membres du parlement, qui ne sont pourtant pas payés, vont à la chambre vers quatre heures du soir, et quelquefois ils sont encore en séance à trois heures du matin. Ils ne se perdent pas en divagations, ils pratiquent dans toute la force du terme l’expédition des affaires. Lorsque l’un d’eux adresse une question à un ministre, il la pose avec précision, et le ministre répond de même, sans compter qu’il y a des jours et des momens fixés pour ces sortes de questions. Sans doute il y a des discussions prolongées, passionnées, quand l’intérêt qu’on débat en vaut la peine, et il va y avoir une lutte parlementaire de ce genre à propos du bill que M. Gladstone présente en ce moment sur le système agraire de l’Irlande ; mais les Anglais, en gens politiques, ne se laissent pas détourner du but, et ils évitent le ridicule d’avoir toujours l’air de vouloir faire sortir du moindre incident une révolution. Un de nos collaborateurs, maintenant député au corps législatif. M. Esquiros, écrivait ici il y a trois ans à peine au sujet des minorités en Angleterre : « Toujours prêtes à recevoir du gouvernement ce que peut lui arracher la force des choses, ces minorités se montrent après tout assez tolérantes sur la nature et l’étendue des concessions. Nos voisins ne dédaignent pas les petits gains dans le commerce, ni les minces conquêtes en politique : aussi sont-ils devenus riches et libres. » Le député d’aujourd’hui se souvient sans doute de ce que pensait l’écrivain distingué sur les moyens de faire un pays riche et libre, et nous l’engagerions volontiers à communiquer ses impressions d’il y a trois ans à ses voisins actuels de la chambre. Ils gagneraient à prendre avec lui quelques leçons. Le moment est venu en effet d’en finir avec la politique déclamatoire pour