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LA GUERRE DU PARAGUAY.

à démêler avec ces avides chercheurs d’or qui, pour satisfaire leur cupidité, firent mourir de misère tant de millions d’hommes au Mexique et au Pérou. Ceux qui vinrent s’établir au Paraguay se contentèrent d’être des propriétaires féodaux, et ne paraissent pas avoir été de trop méchans seigneurs. L’espèce de servage qu’ils imposèrent à la population révolterait les sentimens du XIXe siècle ; mais pour l’époque il était modéré, et a duré jusqu’à nos jours presque sans modifications, si ce n’est celles que lui a fait subir l’usurpation du pouvoir absolu par les présidens de la république. Voici comment les choses se passèrent à l’origine. Les concessions délivrées au nom du roi partagèrent tout le territoire et toute la population en encomiendas ou commanderies de yanaconas et en encomiendas de mitaya. Les yanaconas, hommes, femmes, enfans, étaient des serfs dans toute l’acception du mot, on pourrait même dire des esclaves, sauf que leurs maîtres n’avaient pas le droit de les vendre. Dans le système de mitaya, le titulaire ne pouvait disposer que du travail des hommes âgés de dix-huit ans au moins et de cinquante ans au plus, et cela seulement pendant soixante jours de l’année. Toutefois, lorsqu’ils étaient devenus chrétiens, les uns et les autres étaient libérés après deux générations, et c’est l’application plus ou moins scrupuleuse de ce règlement qui a fourni un noyau de population libre, établie surtout dans les villes. Succédant à la domination espagnole, le célèbre docteur Francia ne changea presque rien en apparence à cet état de choses, mais en réalité il le modifia profondément dans l’intérêt de sa politique soupçonneuse et tyrannique. Ainsi il interdit à ses sujets tout droit de voyager, de faire aucun commerce, d’entretenir aucune relation avec leurs voisins, et en même temps, par les monopoles qu’il institua, par les confiscations qu’il fit prononcer au bénéfice du domaine public, il devint presque le seul propriétaire du pays, comme il y était le seul fabricant et le seul commerçant. L’aristocratie locale, ou du moins ce qui en existait encore, se trouva presque ruinée par le fait, mais sans que sa ruine profitât d’aucune façon aux classes inférieures. Ce ne fut pas tout. Allant plus loin encore dans son système de division et de réduction des gens ou des familles à l’impuissance, le dictateur partagea toute la population en quatre castes, les blancs, les mulâtres, les Indiens et les noirs, interdisant toute espèce d’alliance d’une caste à l’autre, et se réservant d’ailleurs le droit de revenir à son gré sur ce premier partage, c’est-à-dire de faire descendre dans les castes inférieures les familles qui pourraient lui causer quelque ombrage ; puis, comme c’était un homme qui se croyait tout permis, il finit par ordonner que, même dans l’intérieur d’une caste, il ne pourrait se conclure de mariages que par sa permission. C’était là le régime qui s’appelait la répu-