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rien, on ne suivait par la diplomatie ni négociations, ni correspondances qui pussent faire prévoir le moindre orage. Ce fut en pleine paix que Lopez attaqua la province brésilienne de Matto-Grosso, en pleine paix qu’il s’empara à coups de canon de la flottille argentine dans les eaux argentines, et envahit l’état argentin de Corrientès. Dans les pièces qu’il a produites depuis pour essayer de justifier ou du moins d’expliquer aux yeux du monde civilisé une conduite aussi étrange et aussi contraire aux premiers principes du droit des gens, le maréchal Lopez n’a donné que de mauvaises raisons. Le lecteur qui voudra être édifié sur ce point n’aura qu’à consulter les témoignages rendus par les neutres, notamment ceux des agens anglais qui, dès l’origine, n’ont pas cessé de faire tous leurs efforts pour ne pas compromettre leur impartialité, et ne se sont jamais mêlés du débat que pour essayer de rétablir la concorde entre tous. Ils n’avaient pas d’autres instructions ni d’autres intérêts. Cependant les parliamentary papers et les dépêches de l’amiral Elliot, commandant la station anglaise dans la Plata, celles de MM. Thornton et Gould, qui furent successivement ministres anglais à Buenos-Ayres, sont unanimes pour condamner le maréchal Lopez et même pour contredire les allégations de faits sur lesquels il prétendait s’appuyer. Les agens des États-Unis qui, eux aussi, observaient la plus stricte neutralité, et qui ont fait les plus louables tentatives de médiation amicale entre les belligérans, les agens des États-Unis rendent des jugemens semblables. Celui d’entre eux qui, sur les lieux, a vu naître la guerre et en a suivi les phases pendant plusieurs années, M. Washburn, est même beaucoup plus sévère que les Anglais sur le compte du dictateur.

S’ensuit-il que le maréchal Lopez n’ait fait en prenant les armes qu’un coup de tête sans cause et sans but ? Non, assurément ; mais comme il ne s’est pas encore expliqué lui-même, comme il n’a encore révélé ses motifs et ses projets dans aucun document authentique, on ne peut que former des conjectures sur ses desseins probables. Cependant, en réunissant tout ce que l’on sait déjà, il n’est pas très difficile de se retracer la chimère qu’il a poursuivie. Elle n’est pas née dans un esprit vulgaire, elle ne manque pas de grandeur ambitieuse ; mais après avoir d’abord commis l’impardonnable faute de ne savoir pas mettre le droit de son côté, il commit encore la faute non moins considérable de viser un but que ses moyens ne lui permettraient pas d’atteindre, et de vouloir embrasser ce qu’il n’était pas capable d’étreindre. L’objet plus que probable de son ambition était de porter sa frontière au sud jusque sur les bords de la Plata, en conquérant les deux états argentins de Corrientès et d’Entre-Rios, où il avait noué beaucoup d’intrigues, et où il s’attendait à trouver de l’appui dans une population qui se compose pour