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que le propriétaire de l’Art industriel débite sa morale au bachelier, Mme Arnoux est dans le salon du bateau, brodant, lisant, occupée de sa petite fille. Quel contraste ! Frédéric l’aperçoit et demeure ébloui. C’est la grâce elle-même, la grâce naïve et chaste sous sa forme la plus pure. Frédéric ne s’appartient plus ; la vision charmante s’est emparée de son âme et de ses sens. En voilà pour la vie entière. Qu’il y a loin pourtant de cette ivresse aux extases vraies du premier amour ! Quel mélange de raffinement et de grossièreté dans les impressions que reçoit le héros de M. Flaubert ! Que tout cela est faux, forcé, inintelligible, ou, ce qui est bien pis, tristement équivoque ! Je cite, car il faut savoir à quel personnage nous avons affaire, et ces émotions d’une âme qui s’ouvre sont le plus sûr des signalemens. « Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait, et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites. » Est-ce du galimatias ? est-ce quelque chose de plus condamnable ? En tout cas, c’est l’indice d’une âme malsaine. Je parle de l’âme, je parle de l’imagination de Frédéric Moreau, et je ne suis pas surpris que M. Flaubert, retraçant l’éducation sentimentale du malade, nous signale sans cesse comme le premier symptôme de son état l’énervement de toutes les facultés.

L’énervement, voilà le type que représente Frédéric Moreau, et c’est la tradition romantique, c’est la littérature passionnée de la première moitié du siècle qui entretient sa faiblesse. Il y a un passage où M. Flaubert le dit expressément. « Il estimait par-dessus tout la passion ; Werther, René, Frank, Lara, Lélia, et d’autres plus médiocres l’enthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d’exprimer ses troubles intérieurs ; alors il rêvait des symphonies, ou bien la surface des choses l’appréhendait, et il voulait peindre. » On devine bien cependant qu’il ne sera jamais ni peintre, ni musicien, ni poète. Pour créer une œuvre, il ne suffit pas d’admirer à tort et à travers Goethe, Chateaubriand, Byron, Alfred de Musset, George Sand, et d’autres plus médiocres ! Frédéric n’aura jamais une conception forte, il est à peine capable de se conduire. L’amour vrai dans une âme virile est un gage d’énergie et de pureté ; Frédéric est comme hébété par son amour. J’emprunte à l’auteur lui-même le jugement que je porte sur son héros. « Un afflux de tendresse l’énervait, » nous dit M. Flaubert, et plus loin : « La contemplation de cette femme l’énervait comme l’usage d’un parfum trop fort. Cela descendit dans les