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mauvaises lois les procédés malhonnêtes, la corruption et la servilité. Quand chaque homme dans le peuple aura reconquis le sentiment de la dignité humaine, et que, jouant quelque rôle dans la chose publique, il pourra faire valoir ses droits et défendre sa propriété, on verra naître en Turquie certains principes dont l’idée y existe à peine aujourd’hui. Il n’y a là en effet ni cité ni patrie. Qu’est-ce qu’une ville turque ? Un ensemble de maisons mal construites, habitées par des hommes qu’aucun sentiment national ne réunit. Le seul lien qui les rattache entre eux est celui de la religion. Les chrétiens se donnent le nom de frères, mais ils ont les musulmans en horreur. Les musulmans méprisent les chrétiens en les exploitant ; mais, comme cette exploitation est toute personnelle, personne n’est intéressé à la chose publique. Le musulman, tout en opprimant les chrétiens, fait son salut et gagne le paradis par des ablutions sur sa personne, des prières marmottées sans intelligence, des jeûnes en temps opportun, quelques aumônes à ses coreligionnaires, et surtout par ce fameux pèlerinage de La Mecque qui a la vertu de répandre les épidémies en tous pays. Les musulmans se reconnaissent d’un pays à l’autre comme les Juifs ; mais, pour être citoyens de l’univers, ils n’en sont pas plus citoyens de leur ville et partie intéressée de leur nation. Il n’y a dans le monde musulman que des races sans nationalité, et les races s’effacent devant l’islam.

On voit quelle tâche a devant lui le gouvernement de la Porte, s’il persiste à vouloir transformer ses villes en cités et ses peuples en une nation. Que de préjugés à combattre, que d’usages à extirper, que d’orgueil à réduire, et par contre-coup que de principes à introduire et de sentimens, aujourd’hui inconnus, à faire naître ! Le système administratif de la Turquie a reposé jusqu’ici sur l’avidité des uns et la corruption exercée par les autres ; les procédés de gouvernement s’exprimaient par un seul mot : la force. Le sultan essaie aujourd’hui des réformes dans toutes les parties de son administration ; quelques-unes semblent réussir, la plupart sont empêchées par le mauvais vouloir ou par la routine. Si ce gouvernement se décourage ou meurt à la peine, le règne de la force reprendra avec une énergie nouvelle ; mais le plus fort n’est pas toujours celui qui a en main la puissance : la vraie force réside dans l’intelligence, dans l’instruction, dans l’énergie féconde, dans les principes dont on est armé, enfin dans l’appui moral ou matériel des nations civilisées. Les Russes étant exclus de la Turquie par l’accord de tout l’Occident, la lutte se réduirait donc à ce qu’elle est depuis longtemps, c’est-à-dire à celle des chrétiens et des musulmans. Par chrétiens, il faut entendre principalement les Grecs, mais, il ne faut pas omettre les Armemens, les Bulgares, les Slaves, les Albanais et