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il se fût mis en contradiction avec lui-même en applaudissant à une œuvre dont le firman lui avait été arraché. En s’abstenant, il a semblé étranger à une partie de son empire où venait de s’achever un travail que les premiers princes de l’Europe tenaient à honneur d’encourager. Le seul souverain qui ait manqué à la fête est celui sur le territoire duquel elle avait lieu. Aussi bien n’est-ce plus son territoire. Comme il est bien démontré qu’il perdra en Égypte jusqu’aux dernières parcelles de sa suzeraineté, ne vaudrait-il pas mieux y renoncer par un pur don qui transformerait un rival en ami, et ferait de l’Égypte une alliée de la Porte, alliance précieuse pour un avenir menaçant ?

Au reste, à des degrés divers, la situation de l’Égypte à l’égard de l’empire est celle de tous les autres vassaux du sultan, et même de plusieurs provinces qui ne sont point, à proprement parler, vassales, mais qui, habitées par des races hostiles, sont toujours prêtes à se soulever. La Turquie ne subsiste que par la volonté expresse de puissances amies. Si elle était abandonnée par elles, elle n’aurait pas une année d’existence assurée. Quand un ministre anglais disait qu’aucun danger ne la menaçait du dehors, je ne pense pas qu’il entendît autre chose que ce que nous venons de dire. En ce sens, il avait raison, et pourtant il faudrait, encore supposer que ni l’Égypte, ni la Serbie, ni la Grèce, ni la Perse ne peuvent faire courir à la Porte aucun danger. La Vénétie non plus n’était pas par elle-même un danger pour l’Autriche ; elle a été pourtant la principale cause de l’échec de Sadowa. Si l’empereur avait pu ou voulu lui rendre l’indépendance, lorsqu’il en était temps encore, il se serait trouvé vis-à-vis de la Prusse dans une situation beaucoup plus favorable. La Turquie a sur ses côtés plusieurs Vénéties, qui peuvent à un moment donné fournir à la Russie le même appoint que Venise a donné à l’Allemagne du nord.

Il ne faut donc pas dire, comme quelques-uns, que la question d’Orient n’existe plus. Elle n’a jamais été plus réelle ni plus menaçante qu’aujourd’hui. Seulement la Russie profite des leçons qu’elle reçoit : elle assiège Constantinople par des forces morales et par une patiente propagande, tandis que de l’autre côté elle s’assure l’entrée de l’Asie par le Caucase. Quand la dissolution des élémens sociaux sera achevée chez les Turcs d’Europe, elle pourra attendre patiemment que les querelles de famille des peuples occidentaux lui donnent une occasion de franchir les portes caucasiennes et de frapper un coup décisif. Il est probable qu’il se passera d’ici là quelques années encore, parce rien n’est prêt d’aucun côté. D’ailleurs l’entente des peuples européens peut se consolider et en imposer à la Russie ; une rupture entre celle-ci et l’Autriche pourrait avoir des conséquences fort différentes de celles qu’elle imagine