Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/978

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La Turquie et l’Égypte paraissent plus éloignées de s’entendre. Depuis la victoire de Nézib, remportée il y a trente ans par le pacha Ibrahim, le lien de subordination qui unissait la seconde à la première tend à se briser, et il ne semble pas possible qu’il puisse résister longtemps encore à la traction qui s’opère sur lui des deux côtés. Le problème en effet est extrêmement complexe et se compose des élémens les plus variés. L’Égypte est sunnite comme l’empire, et à ce titre devrait, ce semble, reconnaître la suprématie religieuse du sultan ; mais elle est en majeure partie habitée par des populations d’origine arabe, comme le prophète, et qui se mettent fort au-dessus des Turcs. Avant que les gouverneurs de ce pays se fussent rendus presque indépendans de la Porte, les populations de l’Égypte voyaient du plus mauvais œil les pachas ottomans que celle-ci leur envoyait et qui l’exploitaient avec un orgueil despotique. Elles se regardaient d’ailleurs comme les véritables héritières du khalifat, et voyaient dans le sultan de Constantinople et dans les Turcs des usurpateurs. Méhémet-Ali se vantait d’être Macédonien et légitime successeur d’Alexandre le Grand et des Ptolémées. Il se peut que ces idées ne soient plus celles du vice-roi actuel ; mais le désir de l’indépendance est dans le cœur de ses sujets, et Ismaïl ne l’ignore pas. La volonté qu’ils ont de l’obtenir se manifeste pour ainsi dire sans interruption, et fait naître des difficultés continuelles entre le sultan et le vice-roi. Celle qui est encore pendante, et qui a pour prétexte la présentation du budget de l’Égypte à la Porte et l’obligation que celle-ci veut imposer au khédive de le faire approuver par le sultan, n’est qu’une escarmouche dans une guerre qui n’est pas nouvelle, et dont l’issue peut facilement se prévoir. En effet, si le conflit dégénérait en rupture, et si, comme tout le fait penser, les peuples européens restaient neutres, il n’est guère douteux que le sultan ne fût battu par son vassal, mieux préparé et mieux armé que lui ; si l’affaire se résout diplomatiquement, ce sera grâce à de nouvelles concessions de la part du sultan. Or plus on fait de concessions, plus on fortifie celui à qui on les fait, et plus ensuite on se trouve dans la nécessité d’en faire d’autres ; il arrive enfin un moment où il n’en reste plus à faire, où l’indépendance est consommée. Ainsi, quelque parti qu’il prenne et par la force des choses, le sultan semble destiné à voir l’Égypte se séparer de lui prochainement et entièrement. Si du moins les princes savaient renoncer prudemment à qui les quitte, ils perdraient sans doute des provinces, mais ils sauveraient leur dignité, et se donneraient le mérite d’un abandon spontané et d’une renonciation volontaire.

La fausse situation de la Porte vis-à-vis de l’Égypte est manifeste. Si le sultan était allé à l’inauguration de Suez et l’eût présidée,