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conservation de la Turquie. Comme celle-ci n’est entourée au sud, à l’ouest et à l’est que de peuples faibles, si elle était conquise par quelque voisin, ce voisin serait la Russie ; or il est impossible, pour longtemps du moins, que la Grande-Bretagne laisse la Thrace, le Bosphore et l’Asie-Mineure passer aux mains des Russes, parce que de là ceux-ci pourraient lui fermer la route de l’Orient. Ce n’est donc pas pour lui-même que l’Angleterre soutient le sultan, c’est pour elle ; aussi, tout en le soutenant, ne fait-elle pas un mouvement pour l’aider à améliorer ses affaires. Je suppose maintenant que, la Russie étant impuissante, démembrée ou révolutionnée, la Turquie reprenne des forces, qu’elle se développe au dedans et au dehors, et devienne maîtresse effective des routes de l’Orient, au lieu d’en être seulement la sentinelle inoffensive. Je demande si l’Angleterre continuerait de prendre parti pour la Turquie, ou si elle ne lui susciterait pas, comme elle a fait aux rajahs dans l’Inde, des rivaux qui la tiendraient perpétuellement en échec ; mais nous n’en sommes pas encore là, et d’ici à cette époque il peut se produire, même en Angleterre, de bien grands changemens. C’est au sultan à se tenir en éveil et à voir venir, là comme ailleurs, cette puissance populaire sur laquelle et avec laquelle il devra compter.

La France se montre depuis quelques années beaucoup plus empressée que l’Angleterre à intervenir auprès du sultan. C’est elle qui pousse les vizirs aux améliorations intérieures, leur indique et leur donne les moyens de les réaliser, qui même en prend quelquefois l’initiative. Ce bon vouloir extrême, qui ressemble à du prosélytisme social, n’est pas toujours accompagné de prudence, et il s’est montré quelquefois inconsidéré. Nous avons vu l’amour pour les Turcs se tourner en haine pour les Grecs, comme si ces peuples étaient des « irréconciliables, » et de même qu’aux beaux jours du Globe on créa chez nous le nom de philhellènes pour de généreux Européens, j’ai entendu dans cent bouches et lu dans cent journaux de l’Orient le nom de mishellènes appliqué à toute une classe de Français, comme on applique celui de misanthropes aux hommes qui détestent l’humanité. Pourquoi faut-il que notre « généreuse nation, » comme on l’appelle, se montre parfois si exclusive dans ses affections, et qu’en voulant se rendre utile à un gouvernement qui veut bien l’écouter, elle lui suscite sur ses frontières et jusque dans le cœur de ses sujets des haines pour le présent et des ressentimens pour l’avenir ? L’équité et la justice ne sont-elles pas le véritable fondement de la paix et de la force des nations ? Il peut venir un jour où la Turquie ait besoin des Grecs, qui sont une des principales forces morales de son empire et la partie la plus active de son peuple. Se les aliéner, c’est les jeter dans les bras de la Russie.